L’expérience, c’est se rendre compte que rien n’a changé.
Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 71.
Toutes ces citations ne plairont pas à tous, et celui qui les propose est sans doute le seul lieu géométrique du plaisir et de l’intérêt que chacune contient.
Roland Barthes, « Plaisir aux classiques », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 63.
Je connaissais enfin une nouvelle espèce d’amitié, qui n’est point basée sur des goûts communs, et une espèce de passion de laquelle le désir n’est qu’un des éléments. Un sentiment non explicable en mots humains, et que je m’apprêtais en vain à traduire en un poème. Je commençais :
Tais-toi. N’explique rien : Tais-toi…
J’ai suivi le conseil… J’ai connu l’irrésistible puissance de la douceur… Et j’ai appris à manger les oranges d’une certaine façon…
Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 295.
Les années passant, je me suis mis à mal supporter les dîners à plus de quatre convives où, le vin aidant, propos et attitudes finissent toujours par se décaler, fût-ce légèrement, pour derrière la façade aimable d’un ami très cher, faire place à la grimace plus ou moins supportable d’un parfait inconnu. J’ai donc pris le risque de passer pour un triste sire, m’étant aperçu que je n’avais nulle envie de découvrir chez les autres quoi que ce soit qu’ils n’aient eu expressément envie de me dire.
Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 10.
Je ne sais trop où je vais mais je suppose que je m’expose, une fois encore, à croiser mes propres traces.
Pierre Bergounioux, « lundi 22 mars 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 274.
Au fond, je n’ai pas besoin de pensée, sauf à des fins disons morales ou d’orientation. La sensation, l’émotion, la mémoire et la langue me sont largement suffisantes dans leur mouvement continu de reprise/renouvellement.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 41.
Quignard écrit aussi : « Avoir une âme, cela veut dire avoir un secret. » J’ai grand mal à souscrire à cette assertion — ce qui ne signifie pas, bien au contraire, que je ne la trouve pas intéressante, qu’elle ne me nourrit pas. Elle n’est juste, à mon sens, qu’à la condition de prendre le mot secret dans la définition que j’aime à lui donner : le seul secret qui vaille, c’est le secret qui reste quand tous les secrets sont levés. L’âme, oui : l’irréductible au sens, l’indicible, l’échappée de toute parole.
Renaud Camus, « dimanche 15 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 82.
Confiné dans cette pure attente d’un destin que je ferais mien, j’étais mieux que quiconque disposé à ressentir ce manque qui n’expliquait pas seulement ma faillite personnelle mais celle de toute l’expérience humaine vouée à l’échec ou à la catastrophe. Les autres hommes ne pouvaient l’éprouver si vivement, pris au piège d’une vie bornée, leurs espoirs se limitaient à la réalisation d’objectifs à court terme inscrits dans la logique des menus gestes près du corps dont ils faisaient naïvement dépendre leur bonheur.
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 122.
Moi qui ne suis plus personne, je ressens, plus intensément sans doute que des gens plus assis et mieux installés dans la vie, l’absolue gratuité de ma présence en ville ; j’allais dire : sur terre, mais ce serait trop métaphysique… Dans le 15e, dans mon petit trou du 15e, c’est différent : je mets en place des habitudes, des liens sociaux dérisoires mais essentiels : loin de toute nostalgie, j’invente pour le moment présent des personnages et des situations qui m’aident à baliser le quotidien. Je suis comme au théâtre, mais à la fois acteur et spectateur. Dans les arrondissements qui me sont moins habituels, l’isolement qui m’a été imposé, ou que je me suis imposé, est la fois plus sensible et moins gênant : je ne suis plus qu’un étranger comme un autre, une sorte de touriste en visite dans la capitale.
Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 67.
Il tourne à gauche, sans accélérer, inutile d’accélérer, il aperçoit déjà le ralentisseur.
Boum, hop, boum.
Les organes en souffrent, y compris ceux de l’homme, descente, collapsus anal.
Pour éviter ça il faut freiner juste avant d’aborder la bosse, les amortisseurs s’écrasent, puis relâcher le frein, les amortisseurs se détendent, la voiture boit l’obstacle. Un pli à prendre.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 25.
ces choses anciennes dont on ne parle plus
quelques-unes d’hier et d’autres
jetées dans les égouts avec les vieux mégots
— vécu jeté aux quatre vents
nous avançons ensemble, il fait hiver, il gèle
ensemble il nous faudra engendrer l’avenir
ensemble nous tendons la main, la Seine coule
que sommes-nous ? le vent m’emporte
n’êtes-vous que des fables comme tout ce qui a
été, oh ! choses à peine croyables, et pourtant
un temps viendra où moi je ne serai
qu’une fable une sorte absurde de secret
mythique, existence qui exista, où donc ?
en quel siècle ? la Seine coulait en ce pays
elle charriait encore des cadavres, des dieux
et quelques vieilles, vieilles superstitions étranges
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 259.
C’est en retrouvant le visage d’un autre depuis quelques temps « perdu de vue » que nous prenons parfois conscience d’avoir vieilli. Passé un certain âge, il ne faudrait jamais s’éloigner trop longtemps de ceux ou celles que l’on est destiné à revoir : ils en profitent pour vieillir sans prévenir et ressurgissent soudain comme le miroir indélicat de notre propre décrépitude. On se rassure éventuellement entre intimes plus constamment proches : « Il a pris un sacré coup de vieux… », mais le cœur n’y est pas, on lui en veut presque, on se demande s’il n’est pas malade ; on cherche une explication.
Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Seuil, p. 119.