La question morale par excellence, on l’a souvent noté, c’est celle de l’emploi du temps.
Elle résume et elle implique toutes les autres. Ce qu’un individu décide de faire du temps qui lui est imparti sur la terre, de ses années, de sa journée, des heures de ses journées, et la façon dont il les répartit, le poids respectif qu’il choisit de donner, et qu’il donne effectivement, à telle ou telle activité, à tel ou tel ordre de labeur, de plaisir, d’exercice ou d’étude : pareils choix engagent la totalité de son sentiment des valeurs.
Encore faut-il, bien sûr, que le temps lui-même soit une valeur, pour celui qui le gère […]. Dis-moi à quoi tu passes ton temps, je te dirai ce que tu vaux — mais ce que tu vaux devant Dieu, ou devant les hommes, ou devant la sagesse, les siècles, la poésie, la conscience d’être ; non pas ce que tu vaux sur le marché du travail…
Et pourtant si, un peu, aussi.
Renaud Camus, Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi, P.O.L., p. 48.
Est-ce qu’une sonnerie de téléphone ou une mouche ne risquent pas d’arracher quelqu’un à sa lecture au moment précis où toutes les parties constituantes convergent vers l’unité d’une solution dramatique ? Et que se passera-t-il si le lecteur voit son frère, supposons, entrer dans sa chambre pour lui dire quelque chose ? La noble tâche de l’écrivain est gâchée à cause d’un frère, d’une mouche ou d’un téléphone. Pouah, vilaines mouches, pourquoi vous attaquer à une race qui n’a plus de queue pour s’en débarrasser ? Considérons ceci de surcroît : cette œuvre unique et exceptionnelle que vous avez élaborée, ne fait-elle pas partie d’un ensemble de trente mille autres, non moins uniques, qui paraissent chaque année avec régularité ? Détestables parties ! Devons-nous construire un tout pour qu’une parcelle de partie de lecteur absorbe une parcelle de partie de cette œuvre, et encore partiellement ?
Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 105.
Si j’ose dire, ma propre vie me tombe des mains.
François Nourissier, Le musée de l’homme, Grasset, p. 215.
J’aimerais, une fois dans ma vie, une secousse paroxysmique.
Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 67.
Et les “lecteurs” – ahmondieu. Les “lecteurs” sont ceux qui disent toute leur vie “parapluie” pour une chose à la vue de laquelle un écrivain pense “une canne en jupon” !
Arno Schmidt, « Parasélène & Yeux roses », Histoires, Tristram, p. 158.
D’ailleurs, si l’on était rendu instantanément à soi en vérité, qu’il faille éprouver tout d’un coup la douleur que c’est, on n’y survivrait pas. On serait désintégré, sublimé.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 100.
Un taxi me conduit jusqu’à Mériadeck, à travers le décor urbain qui ravive les souvenirs d’il y a trente-cinq ans. La traîne de la mémoire, derrière nous, prend, à la fin, une ampleur, une longueur encombrantes, effrayantes. Difficile de composer avec les images, les affects restés des mondes traversés. Où que je me transporte, maintenant, je vois accourir les fantômes des années mortes. Les heures qui ne sont plus se mêlent à celles, tardives, où je suis parvenu, dont elles accusent, par contraste, le désenchantement, la grisaille. J’ai vécu.
Pierre Bergounioux, « samedi 6 décembre 2003 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 447-448.
Longtemps la nuit ne voulut pas descendre ; les contours du crépuscule se dissolvaient seulement en une clarté toujours plus informe, la seule silhouette était celle du sac bleu : « Sac marin sur la crête des montagnes », s’étonna celui qui s’endormait, nageant ensuite pendant des heures dans une mer polaire qui se glaçait autour de lui. Soudain sur son visage l’extrémité de doigts, un contact comme il ne pouvait y en avoir de plus chaud et de plus réel, et une voix familière qui disait : « Mon ami ! » Mais quand dans l’obscurité il ouvrit les yeux, autour de lui, il n’y avait personne ; rien qu’un crépitement qui s’amplifiait, qui se rapprochait et qui, après un grand bruit, se révéla non comme la bête sauvage attendue mais comme la chute du sac marin.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 185.
Cet anarchiste espagnol fusillé en compagnie de prêtres et de fascistes et qui, entendant les prêtres crier « Viva el Cristo Rey » et les franquistes « Viva Franco », était ennuyé de ne trouver à crier sous les balles que « Vive la Sécurité sociale ».
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 106.
Malheur à qui ne se contredit pas au moins une fois par jour.
Anonyme, « L’Ecclésiaste », La Bible.