Il y aura un plaisir supplémentaire à triompher et à s’enivrer de ce dont la plupart s’ennuient. Pour lire les Classiques, tous les mobiles sont bons, car ils ne trompent, n’abusent, ni ne déçoivent ; on peut donc déjà recommander de les lire par vanité.
Roland Barthes, « Plaisir aux classiques », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 57.
Le petit nombre doit l’emporter subversivement sur la subversion elle-même et sur tous ses dispositifs de misère, de honte et d’inutilité.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 56.
Cela suffit. Cela n’est rien ; une invitation à laquelle on n’a pas répondu, et l’instant passe ; la peine d’avoir fait de la peine à quelqu’un qu’on n’aime pas ; l’intelligence qui voudrait pouvoir accepter davantage ; la vanité qui reparaît sous un nouveau masque ; le geste déjà fait, les paroles déjà dites ; la vieille pitié pour le sot qui affirme, qui réclame conte l’ordre établi, et qui se fâche ; les yeux de l’amour qui vous ont regardé un moment à travers les yeux de quelqu’un, et déjà ce visage se détourne ; le silence des pauvres qui meurent tous les jours pour nous ; le murmure des gens qui prient pour nous dans les couvents… Ah ! ce n’est rien que la petite méchanceté de vivre…
Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 247.
Recensement ininterrompu
reprenons
le toit l’arbre
le ciel le toit
l’arbre le ciel
tous mes possibles
rentrez vite
la vie vous mangerait
j’attends la neige
qui prouve le miracle
mais l’été est bref
comme un coït
et l’hiver ne chatoie
que dans un très vieux
livre imprimé
chez Mame
Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 25.
Il y a du feu. Nous le cherchons dans les ombres,
dans l’hiver des chambres vides où veillent
des objets obscurs, nous le cherchons
Dans les prisons, les gares, les alphabets, les chiffres.
Peut-être aussi est-il dans la nuit du corps,
Dans le réseau des nerfs et du sang,
aspiré vers le haut, il tourne sur lui-même
et dicte les mots du Commencement.
Lionel Ray, Comme un château défait, Gallimard, p. 84.
Je viens à bout du chapitre huit au prix d’une page et couvre à peu de chose près la première du suivant. L’approche de la fin me remplit d’une impatience funeste. Je choisirais très volontiers la ligne droite et le terrain plat, m’en tiendrais à la trame, prendrais la corde si j’écoutais le gros paresseux qui ne dort que d’un œil, dans son coin. Il faut me reprendre fermement en main pour chercher la juste couleur des choses, leur coefficient d’adversité, leur tremblé quand on est aux prises avec elles et qu’elles pourraient bien l’emporter. C’est de tout cela que le paresseux, le sagouin, l’éternel enfant ferait litière pour s’épargner la peine de vivre.
Pierre Bergounioux, « mercredi 14 octobre 1987 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 639-640.
Heureusement voici Dino Egger avec son 109) échelle de corde ! Ah ! le pitre ! Merci la science ! Certes, il a le front proéminent, il y en a des cellules amalgamées sous son crâne bulbeux. Quel cerveau ! On en mangerait ! Des circonvolutions comme pour gravir l’Everest à bicyclette. C’est gris, c’est rose, ça bat, ça tremble, ça vibre, ça flageole, c’est incontestablement parcouru de pensées fulgurantes. Nous allons nous électrocuter si nous y touchons, prudence. Mais je n’y mettrai pas les doigts, aucun risque. Me dégoûte un peu, la grosse éponge à songes.
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 113.
riant du guépard si véloce que son train arrière a du mal à le suivre et que son flanc élastique s’étire tant que, lorsqu’il s’arrête enfin, le corps distendu du félin mesure la longueur de sa course, puis son arrière-train l’assomme
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 21.
Eesti a la grâce de sa double voyelle e, à mes yeux d’une blancheur quasi transparente, légèrement rehaussée par l’or pâle du s et du t, qui se prononcent doucement, comme dans l’ancien verbe français estre.
« Estes-vous estonienne ? » ai-je envie de demander à la première jeune fille blonde que je croiserai (mais on me rétorquera que je parle encore comme le père Ubu, lequel guette tout écrivain qui se prend trop au sérieux…).
Le redoublement des voyelles estoniennes, notamment dans les prénoms féminins, Jaanika, Triin, Tuuli, Kristiina, comme une promesse de bonheur sensuel, de vie heureuse, même.
Richard Millet, Eesti. Notes sur l’Estonie, Gallimard, p. 15.