dominant

Le discours dominant, au moment où il domine, perçoit toujours comme dominant le discours qui a dominé avant lui — ce qui lui permet, alors qu’il règne absolument, de s’exprimer en plus avec une constante amertume revendicatrice.

Renaud Camus, « mardi 14 décembre 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 195.

David Farreny, 8 août 2002
désintéressé

J’ai une espèce de remords sans regrets qui hier soir tournait presque à l’angoisse et m’a valu un tas de cauchemars — mais grâce au ciel, tant pour ma moralité que pour le repos de mon âme, je n’ai plus de ces velléités de jalousie que j’ai eues quelquefois jadis. Vous avez su être tel avec moi que je puisse clairement envisager vos sentiments pour [Olga] sans avoir le moindre petit pincement déplaisant au cœur — au contraire, je vous trouve sympathique et je vous aime jusque dans l’amour que vous avez pour elle — je m’en suis rendu compte hier soir avec satisfaction et avec une espèce de profonde gratitude à votre endroit. Car c’est pour moi la seule attitude correcte, mais cette correction ne m’est pas si naturelle, et je ne l’aurais certes pas eue s’il n’y avait entre nous tant de tendresse, de confiance et d’amitié. Je vous aime — d’un amour âpre et avide certes, mais aussi d’un amour désintéressé. J’aime que vous m’aimiez, mais j’aime aussi que vous existiez simplement, tel que vous êtes. Je vous aime avec gravité aujourd’hui — lourdement, profondément — c’est souvent ainsi.

Simone de Beauvoir, « lettre du 6 juin 1939 », Correspondance croisée (avec Jacques-Laurent Bost), Gallimard, p. 390.

David Farreny, 6 fév. 2005
Asti

J’ai poussé un autre cri de terreur le jour du 15 août. Incrustée dans la porte d’entrée pour le moindre bruit dans les escaliers, je l’attendais depuis huit heures du matin avec notre pique-nique dans mon fourre-tout. Avec l’Asti spumante. Je prenais parfois la bouteille dans mes bras : il doit venir, il viendra. Je vérifiais la fraîcheur de mon mouchoir parfumé pour son front moite. Nous n’irons pas à Chevreuse. Il a préparé un itinéraire. Pas sur le quai du métro, je te dis pas sur le quai du métro. Je viendrai te chercher ici. Pourquoi insistait-il ? J’ai froid dans le dos. S’il tarde, l’Asti sera tiède. Nous l’enterrons. […] Je l’ai attendu pendant deux heures. Tous sont partis dans les bois. Ne tremble pas, ma lèvre, surtout ne tremble pas. Ce privilège est pour les peupliers. Il viendra, ne te décourage pas, ma lèvre. Mon cahier, fermé jusqu’à demain après-midi. Comment parviendrai-je à écrire si j’oublie de vivre…

Violette Leduc, La chasse à l’amour, Gallimard, p. 234.

Cécile Carret, 5 juin 2007
vieilli

J’ai vieilli d’un an. Mon existence se partage, désormais, en deux moitiés, l’une, la première, obscure, immanente, sans but, l’autre déchirée par la conscience que je suis, qu’il importe d’y voir clair, de se déterminer par rapport à ce qui en vaut la peine, d’agir en conséquence. L’ennui, c’est que mille choses me touchent, me hèlent, s’offrent à ma joie. Cent vies n’y suffiraient pas. C’est pourquoi je les mène en rêve.

Pierre Bergounioux, « mercredi 25 mai 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 208.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2008
large

Autrefois, j’avais le désir d’expliquer, d’analyser, de faire émerger la vérité à tout prix. Plus rien de ce désir ne subsiste en moi. Je parle moins, et j’ai désormais un nouveau poste d’observation : le silence. C’est le meilleur des maîtres, et j’ai élaboré avec lui une stratégie qui sied aux rapports humains. Je suis capable de me taire une semaine entière. Les gens en déduisent que je suis mélancolique ou impassible. Ils se trompent. Je me tiens loin d’eux, c’est tout. Grâce au silence je prends le large. Pensif, je parcours les années et les lieux. Seul un silence prolongé étanche cette soif de contemplation. C’est mon alcool. Je bois sans répit et demeure assoiffé. Pour être honnête, il m’arrive d’être submergé par mes vieilles pulsions bavardes, par l’envie de convaincre, mais je n’y cède pas.

Aharon Appelfeld, Et la fureur ne s’est pas encore tue, L’Olivier, p. 7.

Cécile Carret, 18 nov. 2009
besoin

Et toi ? ai-je dit. Ça allait également. Il avait l’air sincère. J’ai espéré que moi aussi. J’avais une bonne voix, posée. Je ne me sentais pas inquiet. Si j’avais été sommé de faire le point, à ce moment, j’aurais dit que j’éprouvais seulement un gros besoin d’essence. D’avoir pas mal d’essence devant moi, dans un pays bien équipé en stations. On a raccroché en se disant qu’on se rappelait.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 14.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
prié

Puis je fus prié de quitter la chambre de la maternité où j’avais vu le jour et dès lors je ne fis qu’errer.

Éric Chevillard, « jeudi 4 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 juil. 2013
optimiste

On peut éprouver de la sympathie pour un optimiste, bavarder avec lui, échanger quelques banalités, quant à avoir une discussion c’est une autre histoire.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 33.

David Farreny, 8 oct. 2014
répandre

Tout enfantement est suspect ; les anges, par bonheur, y sont impropres, la propagation de la vie étant réservée aux déchus. La lèpre est impatiente et avide, elle aime à se répandre. Il importe de décourager la génération, la crainte de voir l’humanité s’éteindre n’ayant aucun fondement : quoi qu’il arrive, il y aura partout assez de niais qui ne demanderont qu’à se perpétuer, et, si eux-mêmes finissaient par s’y dérober, on trouvera toujours, pour se dévouer, quelque couple hideux. […]

La chair s’étend de plus en plus comme une gangrène à la surface du globe. Elle ne sait s’imposer des limites, elle continue à sévir malgré ses déboires, elle prend ses défaites pour des conquêtes, elle n’a jamais rien appris. Elle appartient avant tout au règne du créateur, et c’est bien en elle qu’il a projeté ses instincts malfaisants. Normalement, elle devrait atterrer moins ceux qui la contemplent que ceux-là mêmes qui la font durer et en assurent la progression. Il n’en est rien, car ils ne savent pas de quelle aberration ils sont complices. Les femmes enceintes seront un jour lapidées, l’instinct maternel proscrit, la stérilité acclamée. C’est à bon droit que dans les sectes où la fécondité était tenue en suspicion, chez les Bogomiles et les Cathares, on condamnait le mariage, institution abominable que toutes les sociétés protègent depuis toujours, au grand désespoir de ceux qui ne cèdent pas au vertige commun. Procréer, c’est aimer le fléau, c’est vouloir l’entretenir et augmenter. […]

On ne peut consentir qu’un dieu, ni même un homme, procède d’une gymnastique couronnée d’un grognement. Il est étrange qu’au bout d’une si longue période de temps, l’« évolution » n’ait pas réussi à mettre au point une autre formule. Pourquoi se serait-elle fatiguée d’ailleurs, quand celle qui a cours fonctionne à plein et convient à tout le monde ?Entendons-nous : la vie en elle-même n’est pas en cause, elle est mystérieuse et harassante à souhait ; ce qui ne l’est pas, c’est l’exercice en question, d’une inadmissible facilité, vu ses conséquences. Lorsqu’on sait ce que le destin dispense à chacun, on demeure interdit devant la disproportion entre un moment d’oubli et la somme prodigieuse de disgrâces qui en résulte. Plus on retourne ce sujet, plus on trouve que les seuls à y avoir entendu quelque chose sont ceux qui ont opté pour l’orgie ou pour l’ascèse, les débauchés ou les châtrés.

Emil Cioran, « Le mauvais démiurge », Œuvres, Gallimard, pp. 627-628.

David Farreny, 1er mars 2024

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