Poser de nouveaux problèmes, c’est le meilleur moyen de résoudre les anciens.
Witold Gombrowicz, Journal (2), Gallimard, p. 34.
« Au fond, c’est une question de degré, reprit-il. Tout est kitsch, si l’on veut. La musique dans son ensemble est kitsch ; l’art est kitsch, la littérature elle-même est kitsch. Toute émotion est kitsch, pratiquement par définition ; mais toute réflexion aussi, et même dans un sens toute action. La seule chose qui ne soit absolument pas kitsch, c’est le néant. »
Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 149.
il y aura une fois
une chair qui se dénouera
sans cris ni larmes
cela aura lieu quelque part
Entre deux cailloux secs
Entre l’écorce et l’arbre
Au premier chant des bielles
À l’instant de la dernière cigarette
Il y aura une fois
deux yeux qui rouleront à fleur d’eau sale
vers le grand collecteur
Il y aura une fois l’instant fatal
où je devinerai enfin ce visage réel
si longtemps masqué
par le vol futile de deux ramiers
la sirène émouvante d’un remorqueur Quai de l’arsenal.
André Laude, « Testament de Ravachol », Œuvre poétique, La Différence, p. 231.
En s’employant par la représentation de la culture à « faire revivre ce qu’il y a de grand dans les morts et dans les grands morts » selon la belle formule d’Alain, l’école niait l’évidence, c’est-à-dire l’identification de l’humanité avec la société visible, vivante et tourbillonnante.
Cette laïcité est hors d’usage. Cette représentation a sombré dans l’anachronisme. Ce qui est désormais tenu pour laïque, c’est la désacralisation de la vie de l’esprit et la détermination par nous tous des contenus de la culture. À l’instar du dictionnaire, l’école se rend donc à l’évidence. Là comme ailleurs, l’humanité et la société ne font plus qu’un.
Alain Finkielkraut, « L’adieu laïque au principe de laïcité », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 20.
Je ne peux que constater, par exemple au supermarché où je vais sur ordre de Mme Ambrunaz acheter mes lentilles, cette comédie des paniers remplis de camemberts rustiques et de confitures cuites au chaudron, celui-ci d’un saucisson artisanal, celui-là de crèmes battues par la laitière de Vermeer, de tout ce qui en somme, bien que droit sorti d’une usine et susceptible de figurer un jour ou l’autre sur la liste des produits au rappel, porte la marque d’une nostalgie passée au lecteur de codes-barres et me paraît chaque fois témoigner de cet anxieux désarroi collectif qui trouverait son factice apaisement dans les choses d’un passé qu’opportunément on exhume.
Véronique Bizot, Mon couronnement, Actes Sud, pp. 80-81.
Je ne souhaite la mort de personne, mais pour Z., il serait temps de disparaître, en beauté ; comme j’ai dit à S., « elle n’a pas su blanchir » (comme tant de blondes). Elle en est au toupet roux et aux fausses dents. Elle se minéralise, de plus en plus cassable.
Paul Morand, « 1er janvier 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 10.
Il y a quelque chose qui m’a toujours étonné. C’est la difficulté qu’on éprouve à se trouver des défauts. Et comme ceux des autres nous sautent aux yeux. La sincérité envers soi-même, ce n’est sans doute pas autre chose que ce regard d’un autre en soi, regard rarement bien placé, changeant, « objectif ». On éprouve l’impression de sincérité quand l’angle est bon, c’est-à-dire écartelant.
Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 267.
La rêverie redonne aussi sa dignité à la notion, en général connotée négativement, de répétition – le sens de l’habitat, dont poètes et rêveurs sont les détenteurs privilégiés, ne se nourrit-il pas essentiellement, d’ailleurs, de rituels ? L’écrivain Serge Rezvani s’inscrit en faux : « Tout commence là où d’ordinaire on croit que cela s’arrête. » Habitant depuis plus de quarante ans la même petite maison nichée au creux d’un vallon enchanteur dans la forêt des Maures, aimant depuis plus de cinquante ans la même femme – la Danièle, ou « Lula », que ses livres célèbrent inlassablement –, il vante « les surprises de la répétition », écrivant : « Le cœur, les poumons, les viscères, la veille et le sommeil de notre cerveau, le désir et son assouvissement, la faim, la soif, ainsi que les rythmes de la marche… non, rien n’échappe à la répétition ! Et ce n’est que par la répétition et ses variations que nous pouvons juger de notre présence au réel. Même l’amitié se fortifie de la répétition et de ses jeux variés. Et bien sûr l’amour-passion dont le déploiement peut vous entraîner de surprise en surprise, ainsi qu’il est dit des “forêts enchantées” dont on ressort, après y avoir erré mille ans, sans avoir soi-même vieilli. »
Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 34.
Les heures ne cardaient leur laine et la rivière
ne coulait sous les ponts
que pour sonner en moi, au chœur de l’éphémère,
les voix et les répons.
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 212.
Nos semblables ? Et en effet, certains le sont et ne le sont que trop, car après un premier mouvement de rapprochement fraternel, ces similitudes incontestables nous pèsent, nous écœurent, il n’est jamais agréable d’être l’un des termes d’un pléonasme. Mais les autres… leur bouche pleine de dents, leur ventre obscur, leurs gestes incompréhensibles, leurs propos insensés… la profonde et terrifiante énigme de l’altérité…
Éric Chevillard, « mardi 6 mai 2014 », L’autofictif. 🔗
Je gis pauvrement, tu gis misérablement, il gît pitoyablement, nous gisons lamentablement, tandis que vous Gizeh, ô grands pharaons !
Éric Chevillard, « jeudi 23 août 2018 », L’autofictif. 🔗
Pour que la Russie s’accommodât d’un régime libéral, il faudrait qu’elle s’affaiblît considérablement, que sa vigueur s’exténuât ; mieux : qu’elle perdît son caractère spécifique et se dénationalisât en profondeur. Comment y réussirait-elle, avec ses ressources intérieures inentamées, et ses mille ans d’autocratie ? À supposer qu’elle y arrivât par un bond, elle se disloquerait sur-le-champ. Plus d’une nation, pour se conserver et pour s’épanouir, a besoin d’une certaine dose de terreur.
Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, p. 451.
L’ennui est ma passion. Il arrive qu’il se dissipe quelque temps, mais il revient toujours, et c’est pourquoi la vie me paraît aussi trépidante que ses dimanches. Comme me le fit un jour remarquer cet ami qui a le sens de la formule : « Tu sembles traverser les jours dans le sens de la langueur. » Et il est vrai que je me promène en ce monde en traînant la fatigue d’un décalage horaire. Cet état chronique serait tolérable s’il ne me rendait pas inapte aux amusements comme aux activités sérieuses.
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 5.