solution

Étrange mois d’août que celui qui s’achève. Le premier, depuis sept ans, que je n’aurai pas passé à écrire, et, de ce fait, reposant, pacifique, malgré le labeur d’esclave qui l’a rempli, sans l’ébranlement, les poisons mortels du travail de plume. Il y avait infiniment à faire mais c’étaient des choses précises, successives, qui ne réclamaient que du temps, les outils adéquats, une quantité déterminée d’énergie et pour lesquelles il existait a priori une solution.

Pierre Bergounioux, « mardi 29 août 1989 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 828.

David Farreny, 20 avr. 2006
abysses

Premièrement, Palafox peut rester jusqu’à quatre-vingt-dix minutes sous l’eau. C’est le privilège des amphibies, ayant le choix entre notre monde et les abysses, on les voit peu.

Éric Chevillard, Palafox, Minuit, p. 114.

David Farreny, 22 juin 2006
esprit

Et comme la vie et le travail se trouvaient dissociés, on a tiré au cordeau des voies rapides remparées de glissières en acier zingué, connectées au moyen d’échangeurs et de rocades où il vaut mieux éviter de se tromper parce qu’il n’est plus question de faire demi-tour et de recommencer. Le droit à l’hésitation, le goût ténu de liberté ont disparu de la circulation. Elle a pris la fixité d’un destin où il me semble reconnaître, lorsque je me hasarde sur les autoroutes de ceinture, l’esprit désastreux du présent.

Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, pp. 33-34.

David Farreny, 17 oct. 2006
nihilité

Ses propos cyniques, ricanants, me laissent, comme tous ceux qu’il me tient, depuis trente-neuf ans, dépité, malheureux. Et je songe, étant homme, capable de recul, désormais, aux ravages qu’ils occasionnaient, jour après jour, chez le gosse que je fus, à la plaie ouverte, inguérissable, qu’ils m’ont laissée. Je sais d’où viennent la difficulté, les complications, le danger mortel qui enveloppe, a priori, toute interaction où je sois impliqué, le sentiment violent de ma nihilité, puisqu’elle m’a été signifiée sans ménagement aussitôt que j’ai su ce que parler voulait dire, l’amour immodéré de la solitude qui en a résulté, l’oreille complaisante que je prête à la tentation chronique de crever, et ce besoin violent, rétroactif, d’explication, de vérité, de paix, qui me tient du matin au soir sur mon papier.

Pierre Bergounioux, « samedi 22 octobre 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 738.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
précédents

L’histoire, sur laquelle notre début de siècle s’est tellement appuyé pour vivre et penser, ne servira bientôt plus de rien, tant ce qu’on va voir (basé sur la technique et non plus sur l’horreur) aura de moins en moins de précédents.

Paul Morand, « 15 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 731.

David Farreny, 23 sept. 2010
membrane

Tous ses rapports avec le monde semblent se produire à travers quelque membrane. Cette membrane empêche toute forme de fertilisation. Métaphore intéressante, gros potentiel, mais il ne voit pas où cela peut le mener.

John Maxwell Coetzee, L’été de la vie, Seuil, p. 312.

David Farreny, 8 janv. 2011
stupeur

48. Choses qui frappent de stupeur

En nettoyant un peigne, on est arrêté par quelque chose, et il se brise.

La voiture dans laquelle on se trouve est renversée ! On pensait qu’une machine aussi lourde, bien établie sur ses roues écartées, resterait toujours debout, et tout à coup on croit rêver ; on se demande, avec stupéfaction, comment la chose a pu se faire.

Quelqu’un, enfant ou adulte, dit sans précaution, en présence d’une certaine personne, des choses dont il devrait éviter, par respect, de parler devant elle.

On a, toute la nuit, attendu un ami qui, pensait-on, devait sûrement venir. À l’aube, on oublie un moment cet homme, on s’endort ; mais tout près, un corbeau croasse : « kô », et l’on se réveille brusquement. Le jour est venu. On est frappé de stupeur.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 137.

David Farreny, 12 avr. 2011
autre

Derrière les arbres est un autre monde,

le fleuve me porte les plaintes,

le fleuve me porte les rêves,

le fleuve se tait, quand le soir dans les forêts

je rêve du Nord…

Derrière les arbres est un autre monde,

que mon père a échangé contre deux oiseaux,

que ma mère nous a rapportés dans un panier,

que mon frère perdit dans le sommeil,

il avait sept ans et était fatigué…

Derrière les arbres est un autre monde,

une herbe qui a le goût du deuil, un soleil noir,

une lune des morts,

un rossignol, qui ne cesse de geindre

sur le pain et le vin

et le lait en grandes cruches

dans la nuit des prisonniers.

Derrière les arbres est un autre monde,

ils descendent les longs sillons

vers les villages, vers les forêts des millénaires,

demain ils s’inquiètent de moi,

de la musique de mes fêlures,

quand le blé pourrit, quand rien d’hier ne restera

de leurs chambres, sacristies et salles d’attente.

Je veux les quitter. Avec aucun

je ne veux plus parler,

ils m’ont trahi, le champ le sait, le soleil

me défendra, je sais,

je suis venu trop tard…

Derrière les arbres est un autre monde,

là-bas est une autre kermesse,

dans le chaudron des paysans nagent les morts et autour des étangs

fond doucement le lard des squelettes rouges,

là-bas nulle âme ne rêve plus de la roue du moulin,

et le vent ne comprend

que le vent…

Derrière les arbres est un autre monde,

le pays de la pourriture, le pays

des marchands,

un paysage de tombes, laisse-le derrière toi

tu anéantiras, tu dormiras cruellement

tu boiras et tu dormiras

du matin au soir et du soir au matin

et plus rien tu ne comprendras, ni le fleuve ni le deuil ;

car derrière les arbres

       demain,

et derrière les collines,

       demain,

est un autre monde.

Thomas Bernhard, « Derrière les arbres est un autre monde », Sur la terre comme en enfer, La Différence, pp. 25-27.

David Farreny, 26 juin 2012
fillette

Et voilà l’horreur de notre condition : la moitié de l’humanité restera à jamais ignorante de l’état de fillette (c’est tourner le dos au paysage, c’est mâcher les feuilles de l’ananas, c’est ouvrir ses sens sous la terre), et l’autre moitié ne sait s’y accrocher durablement, s’y établir. Aussi bien et en tout état de cause, n’avons-nous rien de mieux à faire de notre vie que concevoir et enfanter des fillettes ; à défaut de pouvoir en être, pour les uns, le rester pour les autres, il n’y a d’autre justification, d’autre mérite, d’autre sens à trouver – tout le reste, misères et balivernes, perte de temps, foutaises.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 107.

Cécile Carret, 25 fév. 2014

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