volume

Il y a le triste édifice où nous étions enfermés, octobre au carreau, le soin prolongé de l’étude et puis, au cœur de la situation, au sein d’un volume imprimé, la porte ouverte sur la forêt des possibles, l’or inépuisable des visions.

Pierre Bergounioux, « La voix du bois », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 65.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
abandon

Pieter depuis une quinzaine a les lèvres sèches, conséquence, imagine-t-il, d’une légère fièvre d’indigestion. Il se les lèche toute la journée pour les humecter un peu. Du moins au début c’était pour ça. Mais peu à peu, l’habitude s’est prise et c’est devenu chez Pieter une véritable paillardise. Il se lèche les lèvres pour se toucher, à présent, comme les jeunes garçons qui se tripotent à travers leur poche, il s’offre ce doux contact de muqueuse comme une sucrerie. Tout en vous écoutant, tout en vous parlant même, il prend un air furtif et sensuel et, avançant sa lèvre supérieure en gouttière, attire sa lèvre inférieure dans sa bouche, comme un suborneur attire une fillette chez lui, il l’aspire, il la hume et, pour obéir à son appel, elle se gonfle et s’enfonce dans sa bouche, énorme et turgide — et là, Dieu sait tout ce qu’il lui fait, des langues et de frissonnantes caresses, il la mordille aussi un peu. Mais le principal de ses plaisirs, c’est, je crois, la plus primitive des voluptés, la pâmoison de la muqueuse nue, épanouie, posée sur une autre muqueuse comme une figue sèche sur une autre figue — et le plaisir passe de l’une à l’autre muqueuse, comme une huile épaisse, par osmose. Mais pour que sa jouissance soit complète, il faut qu’elle s’accompagne de bruit. Pieter est toujours entouré d’une foule de petits bruits, secs ou mous, mélodieux et plaintifs ou un peu rauques, qui sont comme la chanson perpétuelle et angélique de son abandon à soi. Tandis qu’il masturbe sa lèvre, il émet mille claquements pâteux évoquant des tétées gourmandes, des lapements, des « miam-miam » de nourrisson, des halètements de mâle à l’ouvrage et des râles consentants de femme comblée, et puis la lèvre ressort, obscène et molle, luisante de salive, elle pend un peu, énorme et femelle, épuisée de bonheur. Quand je le vois faire, quand je vois sur son visage cet air furtif et coquin d’enfant vicieux et de gâteux, il m’effraye presque par la profondeur organique et infantile de son narcissisme.

Jean-Paul Sartre, « dimanche 17 décembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 325.

Guillaume Colnot, 21 nov. 2004
droit

Un homme qui est né dans un monde déjà occupé, s’il ne lui est pas possible d’obtenir de ses parents les subsistances qu’il peut justement leur demander, et si la société n’a nul besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la moindre part de nourriture et, en réalité, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert disponible pour lui ; elle lui ordonne de s’en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution, s’il ne peut recourir à la compassion de quelques convives du banquet. Si ceux-ci se serrent pour lui faire face, d’autres intrus se présentent aussitôt, réclamant les mêmes faveurs. La nouvelle qu’il y a des aliments pour tous ceux qui arrivent remplit la salle de nombreux postulants. L’ordre et l’harmonie du festin sont troublés, l’abondance qui régnait précédemment se change en disette, et la joie des convives est anéantie par le spectacle de la misère et de la pénurie qui sévissent dans toutes les parties de la salle, et par les clameurs importunées de ceux qui sont, à juste titre, furieux de ne pas trouver les aliments qu’on leur avait fait espérer.

Thomas Malthus, « Apologue du banquet », Essai sur le principe de population.

David Farreny, 27 mars 2007
transats

Nous nous approchâmes du bastingage, nous intéressant toutefois moins à la façon dont se brisaient les vagues qu’à la manière dont certains passagers investissaient l’espace. Nous fûmes […] consternés à la vue de transats tous occupés, sans exception, par des estivants dont aucun ne semblait présenter le moindre signe d’humanité, et qui, constations-nous, s’étaient rués pour bloquer leurs places avant même le départ du bateau, avant même les premiers signes de fatigue. Nous observerions de surcroît, dans la suite de notre longue traversée, que lesdits transats, ainsi que les sièges dans les zones couvertes, resteraient occupés en permanence par les mêmes personnes, lesquelles s’interdiraient de se lever durant quatre grandes heures par crainte de ne pouvoir se rasseoir — certaines néanmoins s’autoriseraient à le faire en disposant des sacs aux emplacements qu’ils quitteraient, parfois fort longtemps —, de sorte que je finirais, quand nous arriverions en vue de la Corse, par éprouver de la pitié pour ces gens exténués de leur interminable position assise, la tête farcie d’inconsistants articles de magazine, las et pratiquement décérébrés, mais n’ayant, en revanche, pas souffert un instant de leur inconcevable égoïsme ni de l’obscénité de leur comportement, tous résumant à mes yeux une société parfaitement détestable, à laquelle j’éprouverais le dégoût de m’être si longtemps mêlé, et me gâchant le plaisir que j’aurais pris, malgré tout, de m’être avancé sur l’immensité de la mer, en m’imaginant à l’occasion que j’étais seul et vierge de toute atteinte humaine.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 86.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
articuler

je partant voix sans réponse articuler parfois les mots

que silence réponse à autre oreille jamais

si à muet le monde pas de bruit

fonce dans le bleu cosmos

plus question que voyage vertical

je partant glissure à l’horizon

tout pareil tout mortel à partir du je

à toutes jambes fuyant l’horizon

enfin n’entendre que musique dans les cris

assez assez

exit

entrer né sur débris à peine reconnu le terrain

émergé de vase salée le fœtus sorti d’égout

plexus solaire rongé angoisse diffusant poumons souffle

       haletant

Danielle Collobert, « Survie », Œuvres (1), P.O.L., p. 415.

Bilitis Farreny, 2 août 2010
travaillant

Hier soir, pour finir l’année, la Spanische Reitschule de Vienne. En harnachement, tapis de selle brodés, Saumur n’en approche pas. Tout mon passé de cavalier réapparaît : de l’École, j’ai appris le buste droit, les coudes au corps, la main immobile sur le garrot ; mais je n’ai jamais su jouer des reins comme ces écuyers, les doigts travaillant la rêne, comme les flûtistes des trous de leur instrument. La beauté de marbre blanc des lippizans, leur œil intelligent et confiant, ce sang oriental, où on sent le Turc, si près de Vienne aux XVIIe et XVIIIe, me touche, c’est le cas de le dire, aux larmes. Je pleure comme un veau, sur ma vie de cavalier défunte ; je retrouve les appuyers, le plaisir de sentir le cheval bien passer sa jambe sur l’autre, se pencher, couler dès qu’on ouvre l’écluse, dès qu’on cesse de le maintenir sous la pression de la botte. […]

Je me suis endormi, hier soir, brisé par le chagrin, l’amour du cheval (si souvent dans mes rêves), le regret de ma déchéance, ridicule réaction, pour une vraie douleur, c’est trop.

Paul Morand, « 1er janvier 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, pp. 9-10.

David Farreny, 7 août 2010
orage

Le peu de gens qui passaient ont pressé l’allure. Ils ont disparu. Personne ne les a remplacés. J’ai regardé la pluie exploser sur le trottoir. La température avait changé, je n’y avais pas prêté attention. C’était une pluie d’orage, il faisait anormalement chaud, et tout de suite après il y a eu les éclairs. D’abord quelques uns, isolés, suivis de roulements encore lointains, puis le ciel s’est illuminé, parcouru d’arcs électriques. On avait le temps de les voir, comme imprimés, leurs lignes brisées se détachant sur le fond noir, puis plus tellement noir, plus tellement le temps de virer au noir, les zébrures se succédant bientôt au point de se superposer et se figeant dans ce qui était devenu une blancheur. La pluie a grossi, elle tombait en gouttes laiteuses, qui s’écrasaient en laissant de l’écume. Je l’entendais, aussi, frapper la banne à l’abri de laquelle je me tenais encore, son crépitement gras dominait les roulements, et je me suis dit que la vie devenait violente, j’ai rentré légèrement la tête dans les épaules.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 9.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
s’efforçant

Malentendu : écrire éloignerait l’écrivain de la réalité, le couperait de la vie, dit-on, alors que celui-ci fait au contraire, sans divertissement ni autre faux-fuyant, l’expérience de la vie même en acceptant justement la solitude essentielle de l’être – celle de la naissance et de la mort, celle à laquelle nous sommes ramenés toujours par les deuils et les ruptures, quand se défont les fusions, les osmoses – et en s’efforçant de rendre celle-ci féconde.

(L’osmose entre deux êtres ne dure que tant qu’ils se croisent.)

(D’autrui ne me parvient le plus souvent que la basse obsédante, martelée, insupportable.)

Éric Chevillard, « mardi 24 septembre 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 24 sept. 2013

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