mort

Or, la mort ne nous empêche même pas d’aller au cinéma.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 91.

David Farreny, 22 mars 2002
divinité

On n’entend rien aux religions si l’on croit que l’homme fuit une divinité capricieuse, mauvaise ou même féroce, ou si l’on oublie qu’il aime la peur jusqu’à la frénésie.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 24.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
néant

Le sortilège qui rend peureuse la lampe, sournois les chaises et le lait, hostiles les tentures, on en subit encore l’emprise après avoir quitté la maison. La rue est différente, les façades, entre lesquelles les phares de la voiture tâtonnent, aussi feintes que les panneaux de toile peinte qui cherchent à nous faire croire, au théâtre, que la scène se passe en ville, la nuit alors que c’est l’inverse. Les murs fantomatiques, les fleurs noires des jardins, les statues de bronze, les allées désertes exhibent, sans fard, leur véritable visage, proclament, sans phrases, qu’ils sont autres, insoucieux de nos agissements, sourds à nos répliques, tels que nous les verrions après avoir joué notre partie, avec nos âmes absentées, nos yeux vides. C’est à huit ans, avant l’aurore, que j’ai découvert le néant qui marche sans bruit sur nos pas, enlève nos traces, et je ne l’ai jamais plus oublié depuis.

Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, pp. 42-43.

David Farreny, 24 nov. 2005
malaise

En ce terrible septième jour, personne ne vint me voir. Le malaise posta ses gardes à l’entrée de l’hôpital, dépêcha ses émissaires aux portes de la ville, prévint les uns et les autres que toute tentative d’approche était vaine et qu’il entendait régner sans partage. Il régna donc, dictant ses conditions auxquelles je me soumis sans regimber. Je gisais au fond du lit, souhaitant qu’il s’incarnât, qu’il prît les traits de quelque vieillard cacochyme et grincheux, cassant, qui envahirait ma chambre de ses tics impatients, m’obligeant à caler ma respiration sur la sienne. Cependant c’était un jour sans incarnations, et je dus me contenter d’une grande désorganisation qui me jeta tantôt dans une veille asthénique, tantôt dans un sommeil sans repos, travail épuisant.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 40.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
vingt-deux

Comprenant soudain que le monde fut créé pour les filles de vingt-deux ans et demi, conçu et organisé pour elles, autour d’elles, que toute entreprise en ce monde ne vise en dernier lieu qu’à satisfaire les filles de vingt-deux ans et demi, vise même à ne satisfaire qu’elles, que le vaste et complexe système de l’Univers n’a d’autre raison d’être que le plaisir et la gloire et le chant des filles de vingt-deux ans et demi, que toutes les forces mises en œuvre depuis le moindre effort tendent à accroître encore le pouvoir déjà excessif des filles de vingt-deux ans et demi, Crab récupère ses fonds, rompt tous ses contrats, se retire de l’affaire et remet sa démission.

Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, pp. 128-129.

David Farreny, 12 mars 2008
hiver

Tout le monde est malade, grippe, arête, l’hiver taille en pièces. Genève, elle, est pleine de campagne et je te vois reprenant tes sentes sous les horloges bleues, et dans la nuit, au-dessus du lac, contre la montagne. LA PAIX HÔTEL DE LA PAIX HÔTEL DE sur son parapet. On doit entendre au Richemond des bouts de concerts. Je t’aime même dans mon sommeil. Je lis tard.

Dominique de Roux, « lettre à Christiane Mallet (15 décembre 1971) », Il faut partir, Fayard, p. 278.

David Farreny, 21 août 2008
inconsistance

Il est vrai que mon existence parmi les choses avait toujours manqué d’un certain poids. J’étais un homme d’inaction et je vivais avec le souci constant de ne pas déranger l’ordre des réalités qui m’entouraient et auxquelles j’avais affaire. Je subissais le monde plutôt que je ne l’affrontais. Et mon rapport aux êtres — aux humains comme aux objets — procédait d’un fond de passivité qui m’avait toujours facilité le passage à travers les médiocres épreuves de ma vie. Je laissais les événements se produire. Je laissais le temps dénouer les crises. Autant que possible, je limitais mes interventions et évitais les décisions catégoriques et les initiatives risquées. Si je connaissais quelquefois l’indignation, elle n’allait jamais jusqu’à la révolte. Rarement l’émotion m’arrachait un geste. Elle demeurait enfouie dans les limbes de l’inexpression. D’une façon générale, en toute circonstance quelque peu difficile, je faisais confiance à ma puissance d’inertie. L’immobilité était mon seul système de défense contre les menaces ambiantes. Immobilité et silence — car ma propre parole fuyait les mots dès qu’elle était mise en demeure de répliquer ou de s’expliquer. Et ainsi avait coulé ma vie dans cette ville fluviale où l’espace coulait avec les eaux et où la couleur du ciel avait toujours cette nuance indécise du regard qui rêve. Jusqu’à ce que je fusse mis en face de l’évidence insoutenable de cette blancheur sans rien, apparue soudain au cœur de mon univers, ma vie n’avait été qu’une coulée muette et une rêverie sur cette coulée. Espoirs et désespoirs, attentes et déceptions, travaux et peines avaient passé comme cet autre sourire au fond de tout sourire sur un visage qui s’ignore — moins qu’une trace, moins qu’une ombre, moins qu’un soupir… et si peu de souvenirs, d’avoir vécu. J’étais l’inconsistance personnifiée.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 66-67.

Élisabeth Mazeron, 17 mars 2010
tare

Je vois sur ma table la photographie de l’être que j’étais à ce lever de ma vie d’homme, et, sous la toison de boucles brunes, jadis orgueil de ma mère, mais déjà bien assagies, je distingue un profil assez fin. Un front égal, un œil pâle, bien placé, mais sans éclat sous des paupières maladives, un nez court et busqué, une lèvre supérieure proéminente, où pointent les prémices d’une moustache retardataire, une bouche aux lèvres épaisses, volontiers entrouvertes sur des dents assez belles, mais écartées, et, subitement, la fuite d’un tout petit menton raté, d’un mauvais petit menton de hasard, qui entache l’ensemble et le tare de sa défaillance.

Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, p. 41.

David Farreny, 13 juil. 2010
convenances

Dans le secret de son cabinet, Caraco laissait libre cours à ses aigreurs d’atrabilaire, mais, tel Philinte dans Molière, pour la vie en société, il se prescrivait une sagesse semblable à un stoïcisme de cour, tenant les bonnes manières pour les vertus les plus droites. Le misanthrope conséquent se montre avisé en observant – tant qu’elles durent – les convenances, ces principes civils de non-agression et de comédie amicale que les humains eurent la prudence d’établir afin de limiter leur détestation réciproque. Ayant tout à redouter de leur « fraternité », il mise, en un mot, sur la politesse, utile mascarade permettant d’exprimer son mépris sous des dehors aimables et, par là, de préserver son quant-à-soi. Barbey d’Aurevilly conseillait de même. « La politesse, disait-il, est le meilleur bâton de longueur entre soi et un sot et qui nous épargne même la peine de frapper. » À cette judicieuse politique, Caraco prêtait aussi une valeur esthétique.

Frédéric Schiffter, « Haïr la vie à en mourir (Sur Albert Caraco) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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