capter

Il lui semblait que jamais personne ne lui avait prêté une attention aussi soutenue, aussi polie et amicale. Tout le monde s’était tu alentour. La mère de Charlotte, immobile, courbée, serrait le saladier sur son ventre, et ainsi semblait en prière, recueillie pour mieux absorber les paroles d’Herman. Un petit sourire bienveillant soulevait délicatement le coin des lèvres de Métilde. Herman exulta de se sentir pathétique : l’avait-il jamais été pour quiconque, avait-il été, seulement une fois, émouvant ? Alors la pensée de Rose devenait fort abstraite, supplantée par le plaisir intense d’attirer à lui la sympathie de ses voisines, et de capter leur esprit encore inconnu et obscur.

Marie NDiaye, Un temps de saison, Minuit, pp. 58-59.

David Farreny, 18 déc. 2005
essuient

Quand les Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans l’intérieur du navire, ferment les écoutilles et boivent du punch, laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête ; le danger passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J’ai été le chien hollandais du vaisseau de la légitimité.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 245.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
insoulevable

Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente ; seules m’emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. C’est peu dire que c’était un beau morceau. Elle était grande et blanche, c’était du lait. C’était large et riche comme Là-Haut les houris, vaste mais étranglé, avec une taille serrée ; si les bêtes ont un regard qui ne dément pas leur corps, c’était une bête ; si les reines ont une façon à elles de porter sur la colonne d’un cou une tête pleine mais pure, clémente mais fatale, c’était la reine. Ce visage royal était nu comme un ventre : là-dedans les yeux très clairs qu’on miraculeusement des brunes à peau blanche, cette blondeur secrète sous le poil corbeau, cette énigme que rien, si d’aventure vous possédez ces femmes, ni les robes soulevées, ni les cris, ne dénoue. Elle avait entre trente et quarante ans. Tout en elle était connaissance du plaisir, celui sans doute qu’on entend d’habitude, mais celui aussi qu’elle dispensait à tous, à elle-même, à rien quand elle était seule et ne se voyait plus, seulement en posant là le gras de ses doigts, en tournant un peu la tête et alors les sequins d’or qu’elle avait aux oreilles touchaient sa joue, en vous regardant ou en regardant ailleurs, et ce plaisir était vif comme une plaie ; elle savait cela ; elle portait cela avec vaillance, avec passion. Allons, on ne peut en parler : non, ça n’est pas né de l’argile : c’est comme le battement furieux de milliers d’ailes en tempête et il n’y a pas pourtant de matière plus comble, plus lourde, plus enferrée dans son poids. Le poids de ce mi-corps somme toute gracile en dépit de l’évasement des seins était considérable. Des paquets de cigarettes bien rangés derrière elle l’auréolaient. Je ne voyais pas sa jupe ; c’était pourtant là derrière le comptoir, démesuré, insoulevable. La pluie brusque dehors fouettait les vitres : je l’entendais crépiter sur cette chair intacte.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
étincelle

Que des bonnes questions, aucune réponse. Il faudrait que je m’astreigne à des mois — des années ! — de diète de lecture, que je trouve la force de me soustraire à la stérile intelligence des livres… pour que jaillissant de moi ou du ciel, de la terre ou du sang, ou même de nulle part, une étincelle annihile à jamais toute question et toute réponse.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 58.

David Farreny, 27 juin 2010
enseigne

Slapper m’enseigne des trucs du métier. Il pointe son gros doigt mais ne se courbe pas quand il dit ces choses-là : « Ne décroche pas les grumes avant d’avoir dételé la jument ; si elle part, tes doigts seront de la barbaque pour chiens. Ne reste pas devant la tronçonneuse : si un maillon prend du jeu et que la chaîne casse, tu es dans la merde. » Il ouvre l’accès au monde interdit du langage adulte et m’invite à entrer. Ensuite il me laisse seule, capable de réussir.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 236.

Cécile Carret, 23 déc. 2010
lampe

L’obscurité de la lune invisible. Les nuits à peine un peu moins noires à présent. Le jour le soleil banni tourne autour de la terre comme une mère en deuil tenant une lampe.

Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, p. 54.

David Farreny, 18 mai 2011
gloire

Ma Marinette allait, venait, défilait comme chaque jour le long de la terrasse où se faisaient bronzer les clients, et vraiment l’industriel Jina avait raison, elle était à croquer ce jour-là ; mais comme elle passait tout près des premiers adorateurs du soleil, je vis les femmes se retourner sur elle en étouffant un rire, et plus elle approchait de moi, plus je les voyais qui se tordaient de rire ; les hommes tombaient à la renverse, se couvraient le visage d’un journal, faisaient semblant de s’évanouir ou préféraient fermer les yeux ; puis Marinette me dépassa et je vis, sur un de ses skis, juste derrière ses chaussures, un énorme caca, gros comme un presse-papiers, comme dans le beau poème de Jaroslav Vrchlicky… En une seconde, je sus que c’était là le second chapitre de la vie de Marinette, de qui il est écrit qu’elle devra supporter sa honte sans connaître sa gloire. Quant à l’industriel Jina, en apercevant ce que Marinette avait fait sur ses skis, quelque part derrière les pins rabougris du Mont-d’Or, il se trouva mal et en resta encore tout paralysé l’après-midi tandis que, jusqu’à la racine de ses cheveux, une rougeur fleurissait sur le visage de Marinette. Les cieux ne sont pas humains et un homme qui pense ne l’est pas davantage, j’écrase dans ma presse paquet après paquet, au cœur de chacun d’eux un livre est ouvert à la page la plus belle, je travaille à ma presse mais je suis en pensée avec Marinette ; ce soir-là, nous avions noyé jusqu’à mon dernier sou dans le champagne, le cognac ne nous suffisait plus ; en défilant devant la société avec son caca sur ses skis, Marinette, dans l’image qu’elle donnait d’elle, avait dérapé. Je passai toute la nuit à lui demander un pardon qu’elle me refusa et, fière et droite, elle quitta l’hôtel Renner, accomplissant ainsi les mots de Lao-tseu : connaître sa honte et soutenir sa gloire. Un être comme elle est un exemple sous le soleil…

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 40.

Cécile Carret, 13 juin 2011
chambre

La matinée : dans un appartement proche, comme d’habitude, un ouvrier anonyme se branle à la perceuse, au cœur de la masse effondrée de sa future mort.

o

« Cette chambre dont je vois déjà les gravats, comme une montagne blanche qui nous chasse de l’endroit où nous dormons. » (André du Bouchet)

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 235.

David Farreny, 2 avr. 2013
culs

toi t’aimes bien les bons petits culs, t’aimes bien ça voir les petits culs tout bons, t’aimes bien voir un bon petit cul passer, un bon petit cul papoter ou passer, hein ouais t’aimes bien voir ça, le bon petit cul qui demande pas son reste et passe, qui passe et qui rapasse, mais le bon petit cul ne demande pas mieux que de rester, le cul petit tout bon qui demande pas son reste mais reste tout de même, t’aimes bien ça hein, t’aimes bien que le petit cul tout bon reste sur place, pour ça t’aimes bien que ça t’écoute un bon petit tout cul, que ça se tende bien de par le cul le petit cul tout bon, que cul tendu te soit tout ouïe, qu’il soit tout oui le tout bon petit cul tout ouïe, qu’un petit tout bon cul comme ça c’est bon pour n’être qu’un petit cul après tout, pourquoi ce n’est pas qu’un tout bon petit cul qui passe et qui rebondit quand on l’appelle, quand on le retient pour qu’il fasse un gros oui le tout petit bon cul tout ouïe à toi, car c’est à toi qu’il est le petit bon tout cul n’est-ce pas, et ça t’aimes bien, t’aimes bien avoir ton tout bon petit cul et qu’il te dise que oui, que ça dise oui à tout, à tout bout de champ le tout bon cul petit qui passe et qui rebondit, c’est ça que t’aimes au fond, au fond du fond t’aimes bien les tout bons petits culs qui passent, qui passent et qui rapassent, les bons petits tout culs qui ne restent pas en place

Charles Pennequin, « Les petits culs », Pamphlet contre la mort, P.O.L., pp. 92-93.

David Farreny, 11 fév. 2014
saisons

Le tribunal militaire devant lequel il comparut eut tôt fait de prononcer sa sentence et il fut exilé à Vologda, une localité oubliée de Dieu, située quelque part dans la contrée désolée qui s’étend au-delà de Nijni-Novgorod. Vologda, comme l’écrit Apollo Korzeniowski à son cousin au cours de l’été 1863, n’est qu’un trou marécageux où rues et chemins sont faits de troncs d’arbres abattus. Les maisons, mais aussi les palais de planches de la noblesse provinciale, peints de couleurs vives, se dressent sur des pilotis au beau milieu du marais. Aux alentours, tout se noie, pourrit et se dégrade. Il n’y a que deux saisons, un hiver blanc et un vert. Neuf mois durant, l’air glacial descend de la mer du Nord. Le thermomètre tombe jusqu’à des températures inimaginablement basses. On est entouré de ténèbres impénétrables. Durant l’hiver vert, il pleut sans interruption. La boue s’infiltre par les portes. La rigidité cadavérique se mue en un affreux marasme. Durant l’hiver blanc, tout est mort, durant l’hiver vert, tout agonise.

Winfried Georg Sebald, Les anneaux de Saturne, Actes Sud, pp. 127-128.

David Farreny, 29 janv. 2015
tromper

Voilà pourquoi ils furent plus indulgents à l’égard d’un Sartre qui, interrogé par Michel Contat à propos de son stalinisme pro-soviétique puis prochinois, déclara qu’il n’avait, au fond, rien fait d’autre que se tromper – même si l’actualité du communisme dont il était le témoin, à chaque procès truqué, à chaque massacre de masse, à chaque purge, à chaque déportation, lui aurait permis de se ressaisir. Son idéal étant moralement juste, seuls les faits, têtus, idiots, s’obstinaient à avoir tort ; par conséquent, il avait eu raison de se tromper.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 23-24.

David Farreny, 14 mai 2024

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