exaspération

Plus tard nous est venue cette susceptibilité d’épiderme qui rend blessantes la pierre, l’avoine et la pluie et dont l’esprit, l’âme, la chose pensante — peu importe le nom — pourrait n’être après tout que l’exaspération hypostasiée.

Pierre Bergounioux, Points cardinaux, Fata Morgana, p. 40.

David Farreny, 13 avr. 2002
cour

Tu es la cave fermée

au sol de terre battue,

où l’enfant est entré

une fois, les pieds nus,

et sans cesse il y pense.

Tu es la chambre sombre

qu’on évoque sans cesse,

comme l’ancienne cour

où l’aube se levait.

Cesare Pavese, La mort viendra et elle aura tes yeux, Gallimard, pp. 194-195.

David Farreny, 2 sept. 2008
repli

Le monde est une construction transitoire. Il naît de nos actes. Nos mains, notre esprit lui confèrent, jour après jour, sa consistance et ses contours, ses permanences, son devenir.

Son sens, s’il est sujet à varier, c’est parce que, pour peu de temps, encore, nous sommes divers, tributaires d’un passé distinct, porteurs de dispositions à la fois spéciales et génériques, élaborées au creuset des États-nations qui se formèrent au seuil des Temps modernes. Il se peut que la mondialisation engendre bientôt un homme global, hédoniste et calculateur, surinformé, cosmopolite, interchangeable, affranchi des vieilles attaches qu’on avait avec un lieu, des proches, une patrie, lavé des particularités archaïques qui faisaient la diversité de l’espèce.

L’anthropologie, bientôt, sera sans objet, l’histoire, celle des groupes industriels et financiers aux prises pour la domination du marché, le destin des peuples, un simple compte d’exploitation. Nous sommes à la veille d’une ère planétaire qui verra les standards néo-libéraux supplanter l’infinie bigarrure des civilisations accrochées, comme les plantes, les roches, les bêtes, à un repli de la terre où elles avaient fleuri et fructifié.

Pierre Bergounioux, « Italie », Les restes du monde, Fata Morgana, pp. 43-44.

David Farreny, 13 mai 2010
arriérés

Seulement, le temps passait. Nous ne serions pas toujours enfermés dans des chambres. Le loisir studieux, les discussions planétaires auxquelles je me mêlais, le soir, laissaient entière la question qui m’avait conduit là. Il aurait fallu être quitte d’arriérés pour considérer l’avenir d’un œil égal, envisager l’une des carrières auxquelles nous étions censés nous préparer. Mes deux physiciens, que ne troublaient ni l’appel du large ni la faim sacrée de l’or, allaient poursuivre dans des laboratoires de science-fiction, illuminés par des lasers, l’examen des noyaux atomiques ou de particules encore plus minces, d’une durée si brève qu’on pouvait douter qu’elles existaient. D’autres avaient disparu en cours de route, dont on apprenait, trois mois plus tard, qu’ils étaient entrés à l’usine afin de hâter le mouvement. J’avais ce vieux compte à régler. J’étais tributaire d’un passé au regard duquel des travaux savants, la connaissance pure me semblaient négligeables. Il me prescrivait deux voies équivalentes et diamétralement opposées, soit revenir en arrière pour m’y perdre aveuglément, soit le tirer à moi, lui donner la place qui lui revenait dans l’ordre incertain, contesté qui est le nôtre : la tremblante lueur, le souffle articulé.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, pp. 72-73.

Élisabeth Mazeron, 17 mai 2010
classement

« Technicien de la révolution » : cette qualification à part permet bien sûr d’échapper à toute classe. Un révolutionnaire, même éduqué, même d’origine bourgeoise, est un « ancien peuple ». Il est aux côtés des paysans et des ouvriers. Son travail de révolutionnaire le transforme et le sauve, le rapproche de l’ancien royaume Khmer et de l’idéal communiste.

Cette qualification montre d’emblée la fausseté – pire : la réversibilité – des classes définies par les Khmers rouges. Qu’est-ce qu’un paysan ou un ouvrier, qu’est-ce qu’un médecin, un avocat ou un « féodal »… si certains intellectuels échappent à leur classe ? S’ils sont lavés par l’Angkar de leur impureté originelle ? S’ils échappent à la rééducation ou à la mort ? Définir les êtres, les classer, c’est les réduire au classement même – autrement dit : à son désir. Définir les êtres, ce n’est pas travailler à la justice, à l’égalité, à la liberté, ce n’est pas préparer un horizon de lumière. C’est organiser l’anéantissement.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 96.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
désenchanteresse

L’éventualité de partir jette une clarté désenchanteresse sur l’histoire à laquelle je me suis trouvé mêlé. Sans doute fallait-il la juger importante lorsqu’elle était en cours. Elle devient singulièrement insignifiante quand elle semble pour s’achever.

Pierre Bergounioux, « vendredi 25 décembre 2009 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 1095.

David Farreny, 26 fév. 2012
super-cultivé

Nous arrivons vers 6 heures ; le théâtre est fermé ; pas une affiche ; je vais chercher le représentant, un gros homme à tête de sanglier qui me dit :

« Vous mangez avec nous ?

– Oui, c’est-à-dire…

– Ah ! vot’dam est là ? »

Il fait demi-tour avec une grande agilité pour prévenir quelqu’un dans la maison. Se révèle être ensuite un super-cultivé : ancien assistant au musée de l’Homme, ex-Patagon, ex-Lapon, ex-Congolais – et la maison aux apparences miteuses est pleine de trésors. Sa femme, frêle, gracieuse, fendue en deux par un immense sourire, a aussi ses activités ; elle va dans toutes les grottes de Bretagne baguer des chauves-souris pour le compte du même musée. Bonne soirée. On parle jusqu’à 1 heure.

« Que font les Patagons avec leurs morts ?

– Ils les balancent au jus. »

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 71.

Cécile Carret, 18 juin 2012
carte

Ni l’un ni l’autre nous n’avions l’habitude de ces restaurants dont la carte présente une variété presque infinie. Ma femme surtout. Dans l’impossibilité de goûter simultanément à tout, elle ne parvenait pas à fixer son choix, ses yeux passaient d’un coin de la carte à l’autre, reflétant l’image coloriée de plats qui s’annulaient l’un l’autre, se mouillant, elle s’absorbant dans un rêve consultatif et silencieux, pendant que le garçon irrité tapait du pied devant sa chaise, se raclait la gorge avec une impertinence de plus en plus marquée et finissait par disparaître comme si on l’avait insulté.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 78.

Cécile Carret, 18 juin 2012
inexpérience

Il trouvait distingués la réserve et le dédain budapestois. […] Parfois cependant ils semblaient froids, et même sans cœur. Par exemple, personne ne lui demanda ce que tout le monde chez lui, à commencer par le préfet, lui aurait demandé, même quelqu’un qu’il ne connaissait que de vue : « Alors, mon cher Kornél, n’est-ce pas que Budapest est magnifique ? N’est-ce pas que le Danube est grand ? N’est-ce pas que le mont Gellért est haut ? » Et puis, on ne regardait même pas son visage ouvert, en quête d’affection, ce visage qu’au début – les premières heures – il levait vers chacun avec une confiance si illimitée que certains esquissaient un sourire involontaire, et riaient dans son dos d’un air complice à la vue de tant d’inexpérience et de jeunesse, jusqu’à ce que – quelques heures plus tard – il ait appris qu’il devait fermer son visage, s’il ne voulait pas se ridiculiser. Ici s’achevaient ce monde vaste et bienveillant, cette existence doucereuse de poupon, ce jeu de dînette auxquels il avait été habitué en province. Quelque chose de tout à fait autre commençait ici. Plus et moins à la fois.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 39.

Cécile Carret, 26 août 2012
réalité

— Chut, dit Esti, désignant du menton la porte barrée par une armoire.

Derrière celle-ci habitaient les maîtresses de céans, deux dames d’un certain âge, les locataires : ennemies des sous-locataires et de la littérature.

Tous deux s’assombrirent. Ils regardèrent l’armoire et y virent la réalité, qui toujours les désemparait.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 90.

Cécile Carret, 28 août 2012
drame

Et c’est la Mer qui vint à nous sur les degrés de pierre du drame :

Avec ses Princes, ses Régents, ses Messagers vêtus d’emphase et de métal, ses grands Acteurs aux yeux crevés et ses Prophètes à la chaîne, ses Magiciennes trépignant sur leurs socques de bois, la bouche pleine de caillots noirs, et ses tributs de Vierges cheminant dans les labours de l’hymne,

Avec ses Pâtres, ses Pirates et ses Nourrices d’enfants-rois, ses vieux Nomades en exil et ses Princesses d’élégie, ses grandes Veuves silencieuses sous des cendres illustres, ses grands Usurpateurs de trônes et Fondateurs de colonies lointaines, ses Prébendiers et ses Marchands, ses grands Concessionnaires des provinces d’étain, et ses grands Sages voyageurs à dos de buffles de rizières,

Avec tout son cheptel de monstres et d’humains, ah ! tout son croît de fables immortelles, nouant à ses ruées d’esclaves et d’ilotes ses grands Bâtards divins et ses grandes filles d’Étalons — une foule en hâte se levant aux travées de l’Histoire et se portant en masse vers l’arène, dans le premier frisson du soir au parfum de fucus,

Récitation en marche vers l’Auteur et vers la bouche peinte de son masque.

Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 265.

Guillaume Colnot, 3 avr. 2013
public

Et ce que cette foule avait de véritablement bienfaisant, c’était d’abord qu’elle ne présentait pas en comparaison de celle que je connaissais, ce qui manquait : les barbes en bouc, les boutons en corne de cerf, les costumes de loden, les culottes de peau, tout costume traditionnel. Le peuple de la rue n’était pas seulement dépourvu de costume traditionnel, mais aussi d’insignes, d’emblèmes désignant une caste ; même les uniformes de policiers ne ressortaient pas, ils avaient plutôt, comme il convenait d’ailleurs, quelque chose du vêtement d’employé du service public. C’était un puissant bienfait que d’être délivré de l’« ombrage », de pouvoir regarder devant soi la tête haute, vers des yeux qui, au lieu de vous déprécier, manifestaient « le monde ».

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 105.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
suffisent

Des sept péchés capitaux, deux ou trois suffisent.

Baldomero Fernández Moreno, « Air aphoristique », Le papillon et la poutre.

David Farreny, 8 juil. 2015

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