courrier

Un courrier n’est pas une lettre, une lettre ne saurait être un courrier. D’ailleurs, à moins qu’on veuille désigner une personne — ce qui n’est plus très fréquent —, ou que le mot soit accompagné d’un adjectif qualificatif (« Elle reçoit un courrier très abondant »), on ne saurait parler d’un courrier. C’est du courrier qu’il faut dire :

« Y a-t-il du courrier pour moi ?

— Bien sûr que non, vous êtes bien trop chiant ! Qui voulez-vous qui vous écrive ? »

Renaud Camus, « lundi 16 janvier 1995 », La salle des pierres. Journal 1995, Fayard, p. 46.

David Farreny, 20 mars 2002
intérêt

Un de ces endroits qui, aperçus sur la carte d’un atlas, suscitent notre intérêt… pourquoi ? parce que totalement dépourvus d’intérêt… Non, bien sûr, personne n’y va jamais, qu’est-ce que ça peut bien être, Goya ? Notre doigt retombe sur un vocable de ce genre — hameau en Islande, bourgade d’Argentine — et l’envie d’y partir nous envahit…

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 438.

David Farreny, 22 mars 2002
ruine

Tactiques, géographies, temps qu’il fait et propos civils ne sont pas du côté des morts. À nous en prélude l’humidité, la confusion, la fadeur nauséeuse des jours, un peu de salive au coin des lèvres, une stupeur immobile, qui ne valent cependant ni quitus ni consentement à ces perspectives de ruine.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 44.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
racheter

Tu te disais : ces choses banales et qui sont à n’importe qui, elles vont devenir moi. Ils verront, tous, ceux qui l’ignorent, à quel point je suis malin. Je passe pour intelligent, oui, mais toute intelligence est hypothétique. On ne sait pas où elle est, on ne l’a jamais sous les yeux. Avec le livre, elle deviendra visible, indubitable. Ce sera l’intelligence absolue, celle qu’on peut toucher, celle pour laquelle on fait un chèque au libraire. Le problème, bien sûr, c’est qu’à vouloir paraître malin, on l’est moins. Or toute la ruse est là : je ne serai pas mon livre. Il se sera produit malgré moi, je me serai montré intelligent sans le faire exprès. L’auteur d’un livre est innocent de son propre génie. Voilà ce à quoi il faut parvenir : être justifié par le livre, et en même temps rester au-dessus de ça. Aussi tu t’évertuais devant ton écran à être et à n’être pas ton livre, à l’écrire sans l’écrire. Avec cette technique, il n’avançait pas beaucoup.

Tu en avais pourtant besoin. Ces longues stations à ton clavier t’évitaient de devoir admettre que tu n’étais que toi. Tu n’imaginais pas qu’on puisse ne pas vivre un pied dans l’éternité, dans ce monde comme si on n’était pas déjà, en partie, hors du monde. Aussi demeurais-tu incapable de comprendre les réactions et les motivations de tous ceux qui ne pouvaient pas, au prix de ces heures à frapper sur des touches, se racheter de leur vie.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 244-245.

Élisabeth Mazeron, 5 nov. 2009
visé

À peine se familiarisait-on avec le décor que l’Europe a dressé, voilà un siècle, que l’acte est achevé. La production de fer a été délocalisée, laissée aux pays lointains, retardataires, à bas salaires. Les puissantes cathédrales de brique et de fonte où il était forgé, coulé, laminé, ont été désertées. À la différence des mystiques édifices restés du Moyen Âge, elles ne braveront pas l’éternité. Elles n’y ont jamais visé.

Pierre Bergounioux, « La seconde Genèse », Les restes du monde, Fata Morgana, pp. 12-13.

David Farreny, 13 mai 2010
consentant

À une table sortie

sur le trottoir par le beau temps

tardif d’un midi d’octobre

déguster une souris d’agneau

consentant à sa chair moelleuse

tout comme à l’arrivée d’une vieille Américaine bien marinée

à la table voisine

Reconnaissant des étincelles dans mon verre des flottements d’anges

absents qui entre deux bouchées

rident l’air rayonnant

(autant que des bouts d’ailes en bois que les serveuses repêchent de l’ombre

derrière la porte du bistro pour caler notre table branlante)

D’avance jubilant de pouvoir demain au retour

à Prague dire à ses proches « hier encore sur le trottoir

inondé de soleil tardif je goûtais une souris fondante »

Petr Král, « Bonheur », « Théodore Balmoral » n° 61, hiver 2009-2010, p. 126.

David Farreny, 8 juin 2010

J’ignore si les gens, globalement, s’intéressent aux volcans d’Auvergne. S’ils ont à l’esprit qu’il s’agit de volcans, même éteints. Personnellement, je tends à l’oublier. Je m’avançais dans un paysage de petite montagne, avec des mamelons et peu d’à-pics, et j’observais la végétation. À un moment, je suis descendu de voiture et me suis avancé en grimpant vers des bosquets d’épineux. Il n’y avait personne, le sol était pelé, il recommençait à faire chaud. Je me suis dit que tout était quand même très beau, très silencieux, très hostile. Qu’on voyait très loin, trop. Que je ne détestais pas la montagne mais que la question était de savoir ce qu’elle faisait là, et pour qui. Je doutais de tout ça.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 13.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
soudain

J’ai fini par prendre une douche d’où je suis sorti nu, ayant oublié que les fenêtres l’étaient tout autant, et me retrouvant devant la vitre, face à une jeune fille qui, à la fenêtre d’en face (la salle de bains donnant sur une rue assez étroite), me regardait sans sourciller. Je ne cherchais pas à couvrir une nudité qui, d’une certaine façon, me protégeait plus que si j’avais caché sous une serviette mon corps de quasi-quinquagénaire : elle signalait ma bonne foi, cette nudité, surtout en pays luthérien, naguère réputé pour la liberté de ses mœurs et aujourd’hui politiquement correct, comme le reste de l’Europe, ma nudité attestant aussi bien de mon innocence, laquelle me donnait envie de sourire, sans que ce sourire en amenât un sur les lèvres de la jeune fille qui se tenait debout, comme moi, les bras ballants, ses cheveux raides et blonds mangeant un visage dont elle appuyait le front sur la vitre, j’allais dire sur la nuit, de sorte que je ne pouvais voir si elle était jolie, son attitude me le suggérant néanmoins et mon sexe se dressant peu à peu, presque douloureusement, comme s’il en appelait non pas aux paumes ouvertes de la jeune fille ni à sa bouche ou à son ventre, mais à la nuit claire et glaciale, que je désirais soudain heureuse.

Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 376.

David Farreny, 27 sept. 2012
fermoirs

Mais voici l’étincellement de l’éclaircie et du plein soleil sur toutes les flaques, sur toute l’étendue scintillante de pierres et de tuiles imbriquées : voici le vent qui reconquiert son rocher, ridant la surface de l’eau stagnante et séchant dalles, murs et arêtes, réduisant cette roche à un os poli.

Mais l’eau de l’Arno est tenue en respect. Bien qu’assagi par les méandres en amont, le fleuve torrentiel ne cesse d’être une nature sauvage et nue. Le rapport profond que la ville entretient avec lui renvoie toujours à cette domination. Le fleuve est accueilli entre les murailles et au milieu des maisons en sa qualité de fleuve, force bénéfique et insidieuse avec laquelle il est interdit de s’abandonner aux faiblesses. Ni artifices ni flatteries. Après les divagations ombrageuses et les riantes stagnations de Rovezzano, Varlungo et Bellariva, l’Arno est emprisonné par les hautes murailles et, tout en progressant vers le cœur de la ville, resserré dans sa fosse de pierre, enjambé par des ponts bien plus semblables à de puissants fermoirs pour le sertir qu’à des routes pour le franchir.

Mario Luzi, « Paragraphes florentins », Trames, Verdier, pp. 53-54.

David Farreny, 26 fév. 2013

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