vie

Elle lui prononça, dans la bouche, un mot magique et mystérieux qui résonna par tout son être. Il allait le répéter quand, à l’appel de son grand-père, il se réveilla. Il eût volontiers donné sa vie pour se rappeler ce mot.

Novalis, Henri d’Ofterdingen, Flammarion, p. 170.

David Farreny, 24 mars 2002
fluide

Et elle passe ses journées dans l’attente de visites qui ne viennent guère, car l’attente, la dépendance, dans la vie sociale comme dans l’amour, dégagent un fluide invisible et impalpable qui dissuade les êtres de s’empresser auprès de ceux qui souhaitent trop leur présence, et dont ils se disent, plus ou moins consciemment, pour cette raison même, qu’ils les attendront toujours.

Renaud Camus, « samedi 20 juillet 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, p. 347.

David Farreny, 3 juil. 2005
combinaison

Quoi qu’il en soit, ce fut une remarquable combinaison de la nature que d’accorder aux mêmes animaux le vol et le chant, car, ainsi, ceux qui ont à divertir les autres créatures avec la voix se rencontrent d’ordinaire dans les lieux élevés, d’où celle-ci peut se répandre plus largement à l’entour et toucher un plus grand nombre d’auditeurs ; et d’autre part, l’élément destiné au son, l’air, se trouve peuplé de créatures chantantes et musiciennes. C’est vraiment un grand réconfort et un grand plaisir que procure, autant, me semble-t-il, aux animaux qu’à nous-mêmes, le chant des oiseaux. Je crois que cela tient moins à la douceur des sons, à leur variété ou à leur harmonie, qu’à cette idée de joie qu’exprime naturellement le chant, en particulier celui-là, lequel est une sorte de rire que l’oiseau émet lorsqu’il est plongé dans le bien-être et le contentement.

Giacomo Leopardi, « Éloge des oiseaux », Petites œuvres morales, Allia, p. 169.

David Farreny, 9 nov. 2005
matériaux

Pensant au rêveur de nuit, il ne faut pas oublier qu’il est infirme, un infirme qui, par sa vue absente, est coupé des spectacles, des avertissements nuancés, coupé des sens nobles, infirme par son impuissance à se déplacer, à pouvoir vérifier ; infirme au tableau de bord réduit, pour qui la réplétion de la vessie, le ballonnement du ventre, la congestion d’un membre ou la circulation empêchée dans un bras, ou dans une jambe repliée qui s’engourdit sont ses principales et imprécises informations. Phénomènes intempestifs qui vont se mêler trop souvent, et assez malheureusement, à ce qui n’a rien à voir avec ça.

Avec ces pauvres matériaux, il doit faire son monde. Embarrassant.

Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 511.

David Farreny, 2 juin 2006
malgré

Je suis persuadé qu’à un niveau profond de vérité, tous ceux qui écrivent fantasment selon les mythes du “grand écrivain” — c’est inévitable. Mais parce que cela est vrai en profondeur, vaguement, inconsciemment, ce ne l’est pas pour autant à la surface, clairement, intellectuellement — pas plus que le « On écrit pour être aimé » de R.B. : phrase que les idiots, à juste titre, trouvent idiote, et dont ils estiment qu’elle ne peut concerner que les imbéciles, alors qu’en fait elle est très vraie, mais vraie seulement au troisième ou quatrième niveau de profondeur, et fausse comme vérité de surface (sauf pour quelques imbéciles, justement ; moi j’écris pour n’être pas aimé, superficiellement, et, plus profondément (ou moins superficiellement), pour être aimé malgré toutes les raisons qu’il y a (que je donne) de ne pas m’aimer (le seul amour qui vaille est l’amour malgré (l’autre, c’est trop facile))).

Renaud Camus, « jeudi 24 juin 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 604.

David Farreny, 11 oct. 2007
mutilés

Le bouleversement de l’émotion était passé à l’allure d’un train rapide sur ceux qui étaient restés, et qui gisaient recroquevillés entre les bancs polis comme des mutilés entre les rails.

Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 51.

Élisabeth Mazeron, 17 janv. 2008
réalité

Les entreprises qu’on a méditées parmi les arbres, pour déraisonnables qu’elles soient, ont pour fondement solide la terre inclémente et pentue, la sauvagerie du bois où elles seront ultérieurement tentées, la réalité. C’est avec les figures ennemies en personne, et non avec leur pâle interprète, leur impalpable effigie, que j’ai parlementé, en leur présence que j’ai préparé mes demandes et mes répliques. Bien sûr, l’événement, lorsqu’on y touche, accuse inévitablement un certain décalage. L’expédition orientale, sur les granits, à travers la neige et la nuit de décembre, il fallait bien que je l’envisage dans les grès du bas pays, à l’automne. Mais le vieux roc était prévu, le père des granits et des grès, la vieille froidure aussi. Ils étaient incorporés à la vision que je portais, qui m’emportait. Ils lui conféraient une consistance, un lest qui la tenaient debout sur la route de la réalité, quand ce fut le moment.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 40.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
tribunal

Je ne sais plus ce que c’est que le temps libre ni la paix. Toujours une grande voix sévère me rappelle combien je suis ignorant et que je vais mourir, qu’il ferait beau voir que je sois un instant sans chercher à comprendre ce qui s’est passé avant que tout finisse. Le tribunal siège en permanence.

Pierre Bergounioux, « lundi 28 janvier 1985 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 372.

Élisabeth Mazeron, 12 nov. 2008
fatigue

Or en ce temps-là, j’étais fatigué, d’une fatigue déjà ancienne, incarnée, que je croyais irrémédiable. Ce n’était pas la fatigue que nous connaissons tous, qui se dépose sur le bien-être et l’étreint comme une paralysie temporaire, c’était un manque définitif, une amputation. Je me sentais vidé, comme un fusil déchargé, et Valerio était comme moi, même s’il en avait moins conscience, et tous les autres aussi.

Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 12.

Cécile Carret, 21 mars 2010
cyprès

Cyprès vus au tournant d’une route, en Toscane. Et teneram ab radice ferens… Les accents, tous sur E ou A : E A E A E, avec des rappels à la basse : e a e… Mais il faut avoir beaucoup regardé les cyprès ; la montée droite, d’un seul jet, le dos Silvane nu et pur, la nuque ferme et soudain la ligne nette au-dessus de laquelle à la peau brune se substituent les cheveux, feuillage noir, touffes et boucles de flammes noires, « Grazie » la bouche de travers, cupressum.

Valery Larbaud, « Aux couleurs de Rome », Œuvres, Gallimard, p. 995.

David Farreny, 12 avr. 2011
glorieux

Tandis qu’il lisait, une voix lui cria : « Pane ». Un gamin des rues loqueteux, crasseux, se tenait devant sa table, un môme de quatre ans, pieds nus, et désignait la corbeille à pâtisseries d’un air fort résolu. Esti lui donna un petit pain. Mais le garçonnet ne s’en alla pas. « Un altro », cria-t-il à nouveau. « Che cosa ? » demanda Esti. « Un altro pane, dit le garçon, due », et il montra, levant deux doigts en l’air, comme c’était l’usage ici, qu’il n’en voulait pas un, mais deux – per la mamma – et elle aussi, il la montra, sa maman qui se tenait à quelques pas de lui sur la chaussée comme sur une scène, démonstrative et émouvante, comme dans un mélo à vous tirer des larmes, et pourtant sublime. C’était une maman toute jeune, malmenée par la vie, pieds nus elle aussi, en chemise, sans corsage ; elle n’avait qu’une jupe crasseuse qui flottait sur elle, elle était dépeignée, et son teint était olivâtre comme on en voit dans les Abruzzes. Ses yeux sombres flamboyaient. Elle et son marmot, bien droits et sans se courber, observaient ce que le straniero allait faire. Esti tendit au garçonnet un autre petit pain. Celui-ci s’en alla plus loin avec sa mère, sa mamma, qu’il devait tellement aimer. Aucun des deux ne le remercia de sa gentillesse.

Cela plut indiciblement à Esti. Voilà, se dit-il, ceux-là ne mendient pas, ceux-là exigent. C’est un peuple ancien et libre, glorieux même dans sa misère. Il est toujours assis à la table de sa vie. Il sait que la vie est à lui, et le pain aussi. Il faudrait que je reste longtemps ici. Cette sensibilité, cette sincérité, ce soleil radieux qui illumine tout, cette forme légère derrière laquelle peut se cacher un fond insoupçonné, m’intriguent. Les liens du sang ne peuvent pas être aussi forts que mon attirance pour ces gens. Il n’y a qu’eux qui puissent me guérir de ma sensiblerie fumeuse.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 74.

Cécile Carret, 27 août 2012
agrément

Les penseurs tristes ne nous guérissent pas de l’inconfort d’être nés. Leur esprit aère le nôtre en en chassant le Sérieux. Les penseurs de la joie, qui ne sont pas forcément joyeux, nous vantent le rire. Les penseurs tristes qui ne sont pas pour autant des penseurs de la tristesse nous rendent le sourire. Le rire des premiers dépend du hasard. Le sourire des seconds vient de leur humour, qu’il soit froid, noir ou terroriste — raison pourquoi nous avons toujours de l’agrément à rouvrir leurs ouvrages au moindre coup de mou.

Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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