connotation

Celui-ci vous poursuit de son amitié — en toute bonne foi d’ailleurs : ce néant, c’est vraiment l’amitié pour lui. Il fait même des efforts, il vous appelle régulièrement, il vous rend des services, et vous envoie des cartes postales. En vain : aucune intimité ne se crée. Les mots, entre vous, continuent d’habiter tranquillement leur sens, comme ils le font entre des étrangers : aucune connotation.

Renaud Camus, « mardi 13 septembre 1994 », La campagne de France. Journal 1994, Fayard, p. 326.

David Farreny, 20 mars 2002
simples

Je te le dis, mon ami, les choses ne sont pas aussi simples qu’elles en ont l’air. L’esprit humain est un instrument peu raffiné, et bien souvent nous ne sommes pas plus capables de veiller sur notre sort que le moindre ver de terre.

Quoi que j’aie pu être d’autre, je ne me suis jamais laissé devenir ce ver. J’ai sauté, j’ai galopé, je me suis envolé, et quel que soit le nombre de fois où je me suis écrasé au sol, je me suis toujours ramassé pour essayer encore. Même en ce moment où les ténèbres m’enserrent, mon cerveau tient bon et refuse de jeter l’éponge.

Paul Auster, Tombouctou.

Élisabeth Mazeron, 20 sept. 2002
entre-deux

La vie : vous croyez n’être pas encore tout à fait, et tout d’un coup vous vous apercevez que vous n’êtes plus entièrement, déjà. Le seul moyen d’habiter cet entre-deux s’appelle sans doute la poésie.

Renaud Camus, « dimanche 14 mars 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 76.

Élisabeth Mazeron, 8 août 2003
trois

Je vous ai tant aimée car vous m’avez permis

de n’être plus moi-même au fond de vos trois chairs :

la très humide, la soyeuse et parfois l’autre,

imaginaire, où vous prenant et reprenant,

torture et griserie, je prenais les cent femmes

logées dans ma mémoire. Alors vous m’enleviez,

carnivore soudain, au nom de la douleur,

si pure en vous, si noble et douce, mes vertèbres.

J’étais heureux de m’allonger dans votre songe,

plus transparent que le regard, plus désinvolte

qu’une langue en voyage autour de vos seins nus.

Privé d’âme et de corps, je vous laissais le soin

de décider si je serais votre épagneul,

votre miroir brisé, votre peau de rechange.

Alain Bosquet, « Lettre d’amour », Sonnets pour une fin de siècle, Gallimard, p. 97.

David Farreny, 10 janv. 2007
indifférence

Mais qu’est-ce que cette sagesse, sinon l’usure de nos sentiments, et le refroidissement de notre ferveur ? La présence en nous d’une plus grande quantité de la sottise du monde (nous en absorbons un peu plus chaque année, sans doute) et l’acquisition de ce fonds d’indifférence, qui n’est qu’un fonds d’imbécillité ?

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 103.

David Farreny, 24 avr. 2007
Atlantique

Je suis un être de lenteur, de retours en arrière, d’intentions à très long terme, de toutes ses forces et de tous ses sens appuyé sur le passé. Je me fais l’effet d’un mouvement historique enfoui sous les gestes des hommes qui met deux siècles à trouver son rythme et trois à s’accomplir. Je chemine à la vitesse des continents, il est bien peu probable que je voie jamais l’Atlantique.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 101.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
cercueil

J’ai rasé ce matin la barbe que je portais depuis l’Iran : le visage qui se cachait dessous a pratiquement disparu. Il est vide, poncé comme un galet, un peu écorné sur les bords. Je n’y perçois justement que cette usure, une pointe d’étonnement, une question qu’il me pose avec une politesse hallucinée et dont je ne suis pas certain de saisir le sens. Un pas vers le moins est un pas vers le mieux. Combien d’années encore pour avoir tout à fait raison de ce moi qui fait obstacle à tout ? Ulysse ne croyait pas si bien dire quand il mettait les mains en cornet pour hurler au Cyclope qu’il s’appelait « Personne ». On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. On s’en va loin des alibis ou des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d’attente archibondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu’on voit passer c’est son propre cercueil. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? Devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 46.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
tremblement

On s’obstine parfois à vouloir substituer une image à la réalité, on veut épuiser les lieux, les vider une bonne fois de leur pouvoir, faire cesser ce léger tremblement de l’image à l’énoncé d’un nom, on cherche un air de ressemblance, on veut reconnaître un paysage à défaut d’un visage ou d’un souvenir.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 118.

Cécile Carret, 16 mars 2012
pâture

Buée de buée       a dit le Sage       buée de buée       tout

est buée

Tous les fleuves   vont vers la mer   et la mer

n’est pas pleine       vers le lieu       où vont les fleuves

                            là ils vont toujours

Toutes choses sont d’une lassitude   nul ne saura   le dire

                     l’œil n’en aura pas assez                     de voir

              et l’oreille ne se remplira pas d’entendre

                            et tenez tout est buée et pâture

de vent.

Georges Perros, « La pointe du Raz », Papiers collés (3), Gallimard, p. 138.

David Farreny, 26 mars 2012
dissolvant

Désir d’un sommeil plus profond, plus dissolvant. Le besoin de métaphysique n’est que le besoin de la mort.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 254.

David Farreny, 28 oct. 2012
complicité

Pour les nouvelles (cf. note du 3 avril), camper en quelques personnages ce trait de l’idéologie de gauche, ce trait des idéologies tranquilles, dominantes, c’est-à-dire qui ne se posent jamais que comme réponse, qui n’ont aucune question en elles : la complicité abusive. « On va pouvoir redescendre dans la rue pour manifester ! » me dit quelqu’un qui ne s’est même pas préoccupé de savoir si j’étais d’accord. Je suis d’accord. C’est évident. Puisque je suis là, habillé normalement, l’air sain, riant, etc. Le « on » avant toute question sur moi. Engloutissons-nous ensemble plutôt que de risquer de découvrir que nous aurions un désaccord. Décrire ça comme une sorte de viol qui fait rage absolument partout et tout le temps.

Philippe Muray, « 12 avril 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 47.

David Farreny, 29 fév. 2016
évites

Les religions instituées, visibles, ne sont plus là que pour te faire croire que le tout de la religion se résume en elles, et que tu n’as donc rien à redouter si tu les évites.

Plus la société sera dévote, plus elle aura besoin de ces vieux panneaux « obscurantistes » si commodes pour cacher les nouveaux autels.

Il y a tant et tant d’illusions qui n’ont pas encore été défrisées !

Tant et tant de croyances qui n’ont pas été réfutées !

Tant et tant d’espoirs qui n’ont pas été déçus !

Philippe Muray, « 11 novembre 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 233.

David Farreny, 29 fév. 2024
collègues

« Soyons persuadés, écrivait Flaubert à Louise Colet, que le bonheur est un mythe inventé par le Diable pour nous désespérer. » Je suis davantage persuadé – et les romans de Michel Houellebecq, auteur aussi lucide que l’était Flaubert, renforcent mon sentiment – que la plus maligne invention du Diable reste le plaisir pour en avoir fait le programme essentiel de notre déréliction. J’y ai sacrifié du temps, j’ai essayé d’y mettre un tantinet de talent – et même d’atteindre d’honorables performances : « Ah ! votre os matinal ! », me complimentait jadis une amie – et, finalement, j’ai toujours oscillé de l’obsession à l’écœurement. Comme l’époque occupée à miner le vieil idéal ascétique m’y autorisait et, même, m’y incitait, j’ai expérimenté certaines formes de jouissance et je me suis rendu à l’évidence : rechercher le plaisir est un travail comme un autre qui oblige à des fréquentations sociales peu ragoûtantes – combien de fois quand tel ou tel type, telle ou telle bonne femme, rencontrés un soir de débauche me saluent quelque temps plus tard, ai-je l’impression d’avoir affaire à des « collègues ». « Quand je viens ici, me confiait cette habituée d’un club libertin, c’est pour jouir sous les caresses d’hommes et de femmes dont l’existence m’indiffère. » Quant à moi, n’était le petit coma qui vient après l’amour, cet état qu’Épicure entend peut-être par ataraxie et qui « consiste pour le corps à ne pas souffrir et pour l’âme à être sans trouble », n’était, donc, cette douce parenthèse dans le vide, et sans être le moins du monde bégueule, j’ai fini par me résoudre à l’idée que le plaisir pris dans les choses du sexe, aussi réel soit-il, est encore une de ces impasses qui me ramènent à l’ennui. Voilà pourquoi je ne laisse pas de sourire quand je lis sous la plume d’un graphomane actuel – encore un collègue, d’ailleurs – de très candides et surtout de très théoriques exhortations à je ne sais quelles pratiques « raffinée » et « volcanique » des sens ou autre « libertinage solaire ». Faut-il tout ignorer du plaisir pour ainsi le magnifier…

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 24-25.

David Farreny, 14 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer