objets

Adomnan raconte que saint Columba d’Iona, qui s’appelle encore Columbkill, Columbkill le Loup, de la tribu des O’Neill du Nord par son aïeul Niall des Neuf Otages, est dans sa jeunesse un homme brutal. Il aime avec violence Dieu, la guerre, et les petits objets fastueux. Il a grandi dans un berceau d’airain, c’est un homme d’épée. Il sert sous Diarmait, et sous Dieu : Diarmait roi de Tara, qui peut compter sur son épée pour des razzias en mer d’Irlande, des maraudes de bœufs, des festins crapuleux qui tournent au massacre ; et Dieu, roi de ce monde et de l’autre, qui peut compter sur son épée pour convaincre les sectateurs du moine Pélage, qui nient la Grâce, que la Grâce foudroyante pèse son poids de fer.

Pierre Michon, « Tristesse de Columbkill », Mythologies d’hiver, Verdier, p. 21.

David Farreny, 2 juin 2002
temps

J’ai d’abord aimé, comme tout le monde, l’effet de la légère ivresse, puis très bientôt j’ai aimé ce qui est au-delà de la violente ivresse, quand on a franchi ce stade : une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps. Quoique n’en laissant paraître peut-être, durant les premières décennies, que des signes légers une à deux fois par semaine, c’est un fait que j’ai été continuellement ivre tout au long de périodes de plusieurs mois ; et encore, le reste du temps, avais-je beaucoup bu.

Guy Debord, Panégyrique, Gallimard, p. 43.

Guillaume Colnot, 18 juil. 2002
possibilité

Reste la possibilité d’aller faire un tour dans le jardin qui est un espace à trois côtés, herbu, pentu, bombé comme un triangle de fille.

Jean Echenoz, Ravel, Minuit, p. 65.

Guillaume Colnot, 26 avr. 2006
calcanéum

Si le soleil est aussi grand et tel que nous le voyons, il le doit à sa nature intime ; mais cette place qu’il occupe dans le monde, c’est l’œuvre de l’Ordonnateur. Pour un corps de telle nature et si vaste, vous ne trouverez pas une place meilleure dans tout l’univers. Pour le pied non plus vous ne pouvez trouver dans le corps une place préférable à celle qu’il occupe. La position du pied et du soleil dénote une égale habileté. Ce n’est pas sans dessein que je compare l’astre le plus brillant à la partie du corps la plus abjecte. Qu’y a-t-il de plus vil que le calcanéum ? Rien. Cependant nulle part ailleurs il ne serait mieux placé. Qu’y a-t-il de plus noble que le soleil ? Rien. Dans tout l’univers il ne saurait être placé plus convenablement. L’univers est ce qu’il y a de plus grand et de plus beau.

Galien, « De l’utilité des parties du corps humain », Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales (1), Baillière, p. 263.

David Farreny, 29 juil. 2008
frange

Quand j’écoute les prisonniers de guerre, si je les plains d’avoir été victimes d’événements qui leur échappaient, avec le sentiment d’avoir été, moi, victime de mon choix, lorsqu’ils racontent comment ils ont comblé le néant de tant d’années, je les jalouse. Ils recevaient des livres, faisaient du théâtre, montaient des spectacles. Ils avaient des clous, de la colle. Ils ont pu vivre dans l’imaginaire. Quelques fois, quelques heures, mais qui comptaient.

Vous direz qu’on peut tout enlever à un être humain sauf sa faculté de penser et d’imaginer. Vous ne savez pas. On peut faire d’un être humain un squelette où gargouille la diarrhée, lui ôter le temps de penser, la force de penser. L’imaginaire est le premier luxe du corps qui reçoit assez de nourriture, jouit d’une frange de temps libre, dispose de rudiments pour façonner ses rêves. À Auschwitz, on ne rêvait pas, on délirait.

Charlotte Delbo, Auschwitz et après (2), Minuit, p. 90.

Cécile Carret, 27 août 2009
ressorts

San Michele. Étrange effet que de marcher sur ce sol fait presque tout entier de dalles funéraires. Ces plaques de marbre, pressées les unes contre les autres comme les pierres taillées d’un édifice, rappellent l’origine du mot « monument », le mémorial, le memini de l’esprit qui se souvient. L’exemple premier, le plus simple, le plus évident, est la pierre tombale. C’est sur les tombeaux des morts que se sont bâties les cultures.

Le vertige est ici d’autant plus fort que ces plaques sont des calcaires à gryphée, très dures, à peine entamées par les millions de pas qui se sont succédé à leur surface depuis des siècles, et l’on y distingue des fossiles, enroulés sur eux-mêmes comme de gros ressorts, qui renvoient à la machinerie inimaginable du Temps.

Jean Clair, « La première pierre », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 171.

David Farreny, 21 mars 2011
appétit

Malgré sa juste appellation, l’hôpital Saint-Camille de Bry-sur-Marne dans le Val-de-Marne planté sur la colline de Bry-sur-Marne domine le département telle une forteresse. Son élévation rouge, de la brique exclusive dont il est bâti, sonne un terrible coup de klaxon dans le paysage, avant l’accident, tout le monde l’a vu, et tout le monde le sait dans le Val-de-Marne. Jour et nuit, immémorial, pour tous ceux qui en dépendent directement et à n’importe quelle heure dans le département, il trône, masse close, malgré les centaines de fenêtres qui percent sa pharaonique façade. Et sa porte. Une porte centrale comme il convient à l’expression de la solennité dont ce bâtiment, à l’égal de celui du conseil général du Val-de-Marne, supporte aussi la charge, à grand double battant vitré par où tous ceux qui sont liés à l’hôpital temporairement ou définitivement rentrent ou sortent. Malades dont on glisse le corps par l’arrière des ambulances sur des tiroirs tenus aux deux extrémités par des aides-soignants ; on se penche et on s’aperçoit vite que le couvercle ne tardera guère ; mais aussi infirmières, visiteurs des malades, médecins et administrateurs, cuisiniers. Et les psychiatres.

Sans doute serait-ce du faîte des toitures de la mairie du Perreux-sur-Marne, à quelques kilomètres de l’hôpital Saint-Camille, que l’on découvrirait la meilleure perspective, sur la masse énorme de cet édifice, son prestige et son emprise, sa solitude et son appétit dont on voit alors le pouvoir qu’il exerce sur la région. Le chantier permanent qui anime sa façade arrière — on aménage et réaménage, on construit de nouvelles ailes, on rehausse les étages — ne contribue pas peu dans le département à la renommée qui s’étend bien au-delà des limites administratives, d’un monument où, tandis que l’on opère jour et nuit dans chaque salle du bloc opératoire et que l’on soigne dans chaque chambre, et toilette sur toutes les tables de la morgue, on cimente aussi, on pose des châssis de fenêtre, on soude, on construit, on s’agrandit toujours.

Bernard Lamarche-Vadel, Sa vie, son œuvre, Gallimard, pp. 51-52.

David Farreny, 24 sept. 2011
nonobstant

Il lui dit : « On dirait que tu es doué pour inventer le mieux dans le pas génial. »

Nonobstant la brutalité de l’attaque, Dimitri est bouleversé par une telle franchise. En même temps, il se rend compte qu’il est homosexuel. C’est beaucoup pour une seule journée, heureusement que l’ascenseur est lent.

On les apercevra au loin, dans les semaines qui suivent, batifolant dans la campagne, escaladant les arbres, marchant délicatement sur l’eau des rivières.

Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 24.

Cécile Carret, 13 avr. 2013
mot

Le lecteur, dans ces après-midis passés sur le haut plateau, ne cessait de payer un tribut toujours renouvelé à l’épopée – et aussi de rire : non du rire par lequel on se moque, mais de celui qui accompagne la découverte et le jeu. Oui, il existait, le mot unique pour le coin de clarté dans un ciel nuageux, les folles allées et venues des bovins quand le taon les pique par temps de canicule, le feu qui soudain jaillit du poêle, le jus des poires cuites, la tache sur le front d’un taureau, l’homme qui essaie de se dégager de la neige à quatre pattes, la femme qui met ses robes d’été, le clapotis du liquide dans un seau à moitié vide, le ruissellement de la semence quittant la capsule du fruit, le ricochet du galet à la surface de l’étang, les langues de glace sur l’arbre hivernal, l’endroit trop cru de la pomme de terre bouillie et la flaque sur un sol argileux. Oui, c’était cela, le mot !

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 162.

Cécile Carret, 21 sept. 2013
négations

Ma tante cherche mon oncle dans les hôpitaux. Elle cherche son frère dans les prisons, dans les carrés des indigents. Pendant des années.

Elle appelle les mairies, les établissements pénitentiaires, les agences, les administrations, les offices, les bureaux, les associations. Elle était institutrice et méthodique ; elle avait un timbre aigu et des phrases un peu compassées ; elle faisait toujours toutes les négations en entier.

Elle va consulter avec son mari en R16 les registres loin dans le département.

Elle l’a trouvé finalement. Il avait une grosse tumeur, chez un ferrailleur, dans une cabane au fond de la parcelle, au milieu des carcasses de voitures.

Il n’avait plus de dents. Il a souri comme les pauvres.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 57.

Cécile Carret, 22 sept. 2013
filiation

Les vieux amis de monsieur Songe sont célibataires et comme lui toute leur vie n’ont parlé que de leurs neveux. Dans l’esprit de monsieur Songe c’est la seule filiation. Au point qu’il n’imagine même pas que les neveux de ses amis et leurs petits-neveux puissent être mariés. Il se dit donc mais alors il n’y aura pas de dames ? Il nous en faut. Où les trouver ?

Monsieur Songe note trouver dames.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 90.

Cécile Carret, 8 déc. 2013

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