L’homme qui se respecte quitte la vie quand il veut ; les braves gens attendent tous, comme au bistrot, qu’on les mette à la porte.
La « sculpture de soi », c’est l’exercice permanent du jugement, et donc du choix, moral et esthétique. Si l’héritage familial c’est la méconnaissance de l’art, de la beauté, de l’interrogation ontologique ou du souci de la langue, le « sculpteur de soi » peut choisir de quitter, sans nécessairement le renier, et sans mépris, cette part-là de l’héritage. Mais le même héritage peut être en même temps un ciel, une lumière, un ensemble de mythes et de noms, et de prénoms, tout un roman familial ou collectif dont l’être peut tirer une partie de sa saveur et, pour moi, en tout cas, une grande part de sa séduction.
Renaud Camus, « entretien avec Philippe Mangeot », Corbeaux. Journal 9 avril-9 juillet 2000, Impressions Nouvelles, p. 267.
Du temps passe, du temps que je ne remarque guère, dans la lourdeur… puis subitement, dans ce vague, je perçois une annonce perçante « bras droit ». Signal clair, sur quoi on ne peut se méprendre. Il me faut y aller voir. Je me redresse pour inspection. Un os, un os hors de son trajet, comme à l’aventure paraît vouloir sortir du bras, poussant en biais vers où il n’a que faire et que ma peau tendue retient. Mauvais ! Le pied droit enflé comme une dame-jeanne. Mauvais aussi ! Cela ne saurait s’arranger tout seul, ni par moi au pauvre savoir. On va avoir besoin d’autrui. Désagréable. Désagréable. Fin de l’espoir.
Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 858.
Mais qu’est-ce que cette sagesse, sinon l’usure de nos sentiments, et le refroidissement de notre ferveur ? La présence en nous d’une plus grande quantité de la sottise du monde (nous en absorbons un peu plus chaque année, sans doute) et l’acquisition de ce fonds d’indifférence, qui n’est qu’un fonds d’imbécillité ?
Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 103.
Un spectre hante la société actuelle : celui d’une critique à laquelle elle n’aurait pas pensé. Dans le but de se protéger de cette menace, elle ne cesse de sécréter ses propres contestataires et les pousse en avant : objecteurs de substitution, rebelles de remplacement, succédanés de perturbateurs, ersatz de subversifs, séditieux de synthèse, agitateurs honoraires, émeutiers postiches, vociférateurs de rechange, révoltés semi-officiels, provocateurs modérantistes, leveurs de tabou institutionnels, insurgés du juste milieu, fauteurs de troubles gouvernementaux, émancipateurs subventionnés, frondeurs bien tempérés, énergumènes ministériels. C’est avec ces supplétifs que l’époque qui commence a entrepris de mener la guerre contre la liberté.
D’une façon plus générale, la civilisation qui se développe sous nos yeux ne parvient à une parfaite maîtrise et un contrôle total qu’à condition d’inclure en elle l’ensemble de ce qui paraît la contredire. C’est elle, et elle seule désormais, qui encadre les levées de boucliers et les tollés de protestation. Elle s’est attribué le négatif, qu’elle fabrique en grande série, comme le reste, et dont elle sature le marché, mais c’est afin d’en interdire l’usage en dehors d’elle. L’ « anticonformisme », la « déviance », la « transgression », l’ « exil du dedans » et la « marginalité » ne sont plus depuis belle lurette que des produits domestiqués. Et les pires « mauvaises pensées » sont élevées comme du bétail dans la vaste zone de stabulation bétonnée de la Correction et du Consensus. Ainsi toute pensée véritable se retrouve-t-elle bannie par ses duplicatas.
Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 13-14.
J’aimerais, une fois dans ma vie, une secousse paroxysmique.
Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 67.
La forme, c’est toujours une insoumission au sort (qui n’est même pas de mourir, mais de crever). Les plus grands souverains s’y sont pliés comme les plus petits, et peut-être ferions-nous bien, rois de nous-mêmes, de les imiter dans notre administration de notre propre existence. En ce qui me concerne, je m’y emploie assez activement, et ne m’approche qu’au prix d’un méticuleux décorum (d’autant que je me sais pas commode). Éternellement : « Credo che bisogna essere molto formali nel mangiare da soli. »
Renaud Camus, « mardi 29 août 2006 », L’isolation. Journal 2006, Fayard, p. 349.
je fume une cigarette
tout nu dans mon lit
la nuit est tombée
le réveil fait tic-tac
j’entends des pas dans l’escalier
des voix qui s’engueulent
des bruits de radio de télé
un robinet qui coule
l’amour attend blotti
dans mes deux couilles
j’ai envie de baiser ce soir
mais le téléphone sonne absent
la ville aura-t-elle
pitié de moi ?
William Cliff, Marcher au charbon, Gallimard, p. 95.
Ce matin, vu affichées les dates des conseils de classe du premier trimestre. Surpris. Le temps de travail ne passe pas vite, quand on est au travail. Du temps nul. Il semble, lorsqu’on se retourne, comme n’avoir pas existé. Cela tient sans doute aussi à l’aspect répétitif scandé du boulot. Que reste-t-il de trois jours consécutifs de correction de copies, après une semaine ? Des jours morts. Le travail use le corps, érode, mais en même temps annule la durée. Elle gélifie, puis devient sèche et granuleuse, finit poussière.
D’où écrivez-vous ? De là. Et souvent je n’ai rien à mettre sous la plume que cette poussière grise.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 11.
Les heures ne cardaient leur laine et la rivière
ne coulait sous les ponts
que pour sonner en moi, au chœur de l’éphémère,
les voix et les répons.
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 212.
Des corrélations entre topos et macrotopos
Des éléments suprasegmentaux,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Du vocoïde,
Du vocoïde nasal pur ou sans occlusion consonantique,
Du vocoïde bas et du semi-vocoïde homorganique,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Du programme épistémologique dans l’œuvre,
De la dimension épistémologique et de la dimension dialogique,
Du substrat acoustique du culminateur,
Des systèmes générativement compatibles,
Délivre-nous, Seigneur.
[…]
Des apparitions de Chomsky, de Mehler, de Perchonock
De Saussure, Cassirer, Troubetzkoy, Althusser
De Zolkiewsky, Jacobson, Barthes, Derrida, Todorov
De Greimas, Fodor, Chao, Lacan et caterva
Délivre-nous, Seigneur.
Carlos Drummond de Andrade, Exorcisme.