infra

Mais toute ma vie sentimentale est dans l’infra. C’est une vie infra-sentimentale, peut-être même une infra-vie. Plus rien n’y a de substance. Rien n’y affleure au réel. J’embarrasse mon imagination et mon cœur, des jours durant, d’histoires qui auraient occupé deux minutes de mon attention il y a vingt ans — et qui ne sont même pas des histoires : infimes tropismes de l’amour, dans le néant sentimental des jours (et des années, et des années ; car ce sont les années qui passent, sans qu’il arrive rien d’autre, entre ces steppes désolées, que les frémissements d’herbe du désir).

Renaud Camus, « jeudi 24 octobre 1996 », Les nuits de l’âme. Journal 1996, Fayard, p. 230.

Élisabeth Mazeron, 5 fév. 2004
raffinement

Pas d’érotisme dans le troupeau, la meute ou l’agencement grégaire. En revanche, toute micro-société intellectuellement constituée le permet. Et la formule inaugurée par le contrat hédoniste constitue ce territoire policé de deux êtres — au moins — soucieux de construire leur sexualité selon l’ordre de leurs caprices raisonnés, grâce au langage habilité à préciser les modalités de ce à quoi on s’engage. Le contrat exige la parole donnée, il nécessite donc un degré de civilisation élaboré, un raffinement certain, sinon un certain raffinement.

Certes cette configuration éthique et esthétique idéale suppose des contractants sur mesure. À savoir : clairs sur leur désir, ni changeants ni ondoyants, pas hésitants, nullement travaillés par la contradiction, ayant résolu leurs problèmes et ne trimbalant pas leur incohérence, leur inconséquence et leur irrationalité en bandoulière. Ce qui caractérise ce genre de personnages ? La trahison permanente de la parole donnée, le changement d’avis et la mémoire sélective, intéressée, le goût pour la tergiversation verbale et verbeuse pour légitimer et justifier leurs volte-face, un talent consommé pour ne pas faire ce qu’ils disent et pour agir à rebours de ce qu’ils annoncent. Avec ce genre de citoyens, aucun contrat n’est possible. Une fois détecté, passer son chemin…

Michel Onfray, La puissance d’exister, Grasset, p. 138.

Élisabeth Mazeron, 15 janv. 2007
universel

De tous les bords, tous les journaux (il en est dans toutes les langues et tous les formats) l’annoncent d’un même cœur au monde : l’amour universel, les voies ferrées, le commerce, la vapeur, l’imprimerie, le choléra, embrasseront ensemble tous les pays et les climats. Nul ne s’étonnera si le pin ou le chêne suent le lait ou le miel, ou même se mettent à danser la valse ! Tant la puissance des alambics et des cornues et des machines concurrentes du ciel a crû jusqu’ici et se développera dans l’avenir, puisque, de jour en jour, plus haut s’élève et toujours plus s’élèvera la semence de Sem, de Cham et de Japhet.

Certes, la terre ne se nourrira pas pour autant de glands, si la faim ne l’y force ; elle ne déposera pas le dur soc ; souvent elle méprisera l’or et l’argent pour se contenter de billets. La généreuse race ne se privera pas non plus du sang bien-aimé de ses frères — et même elle couvrira de cadavres l’Europe et l’autre rive de l’Atlantique, jeune mère d’une pure civilisation, chaque fois qu’une fatale raison de poivre, de cannelle, de canne à sucre ou de quelque autre épice, ou toute autre raison qui tourne à l’or, poussera dans des camps contraires la fraternelle engeance. Sous tout régime, la vraie valeur, la modestie et la foi, l’amour de la justice seront toujours étrangers, exclus des relations civiles, et sans cesse malheureux, accablés et vaincus, car la nature a voulu qu’ils restassent cachés. […]

Heureux ceux qu’à l’heure où j’écris la sage-femme reçoit vagissants dans ses bras ! Eux qui verront ces jours soupirés, quand, par de longues études, et dès le lait de la chère nourrice, tout enfant apprendra le poids de sel, de viande et de farine que son village natal engloutit chaque mois, le nombre de naissances et de morts qu’enregistre tous les ans le vieux curé — quand, par la puissance de la vapeur, imprimés par millions en un instant, comme une bande de grues dans le ciel qui soudain dérobe le jour aux vastes campagnes, les journaux couvriront les plaines et les monts et, je l’imagine, les immenses étendues de la mer : les journaux, âme et vie de l’univers et source unique de savoir pour ce siècle et les temps à venir.

Giacomo Leopardi, « Palinodie au marquis Gino Capponi », Chants, Flammarion, pp. 225-229.

David Farreny, 10 juin 2009
poésie

Si la poésie n’était pas aussi exigeante vis-à-vis de son lecteur, le genre serait sans doute aussi « à la mode » que le roman ou la chanson. La poésie, même simple d’accès, citons Prévert, Sacré, Follain, Maulpoix, Rouzeau… demande un effort, un certain engagement de soi. Elle n’est pas divertissement, elle ramène par des pentes diverses au cratère d’être là. La poésie dit : qui veut aller là ? Et commencent les évitements polis et les bonnes excuses pour ne pas. Si la poésie n’est pas une machine de guerre, elle est un formidable accélérateur de conscience. Qu’est-ce que cela veut dire d’être là, maintenant, exister ? Et le poème ne répond pas à cette question, il l’acidifie.

Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 177.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
doute

J’entraîne Mam en promenade, par la rue Basse, le boulevard du Salan, la rue Blaise-Raynal. Partout veillent les souvenirs, les premiers, ceux, miraculeux, de l’enfance, lorsque le tragique de la vie, la désespérance et la douleur nous sont épargnés. Ce sont les parties hautes des façades, vers lesquelles on lève rarement les yeux, qui conservent et me rappellent les jours abolis, le temps magique et bref où j’ai vécu au présent, le bonheur qu’il y avait à être avant qu’un doute affreux ne me vienne, qui ne m’a plus quitté. Mam marche à petits pas glissés, parle, sans se soucier de savoir si je peux l’entendre, du passé, de ses grands-parents. Depuis quatre ans, elle a déserté le présent. Et j’en suis là, aussi. Tout mon bonheur était dans l’espérance et il n’est plus temps.

Pierre Bergounioux, « jeudi 1er novembre 2007 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 803.

David Farreny, 15 fév. 2012
erratique

Et lorsqu’il partit en voiture et regarda par-dessus l’épaule ce quadrilatère là-bas, posé dans ce reste de steppe, il lui parut déconnecté des environs, comme inapproprié au sol alentour, comme une sorte de bloc erratique. Plus aucun enfant éveillé. Pas un oiseau dans le ciel. Là-bas, en revanche, un nuage, un grand cumulus d’un blanc gris, à la frange, de multiples bosses, qui dérivait lentement vers l’est, comme en pèlerinage.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 49.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
sélection

Il faut s’arrêter pour faire des enfants. Chaque enfant qui naît est une interruption. Les uns après les autres, eux et elles, ils se figent en faisant des enfants. On aurait pu croire qu’ils étaient partis pour une longue course effrénée, et les voilà qui se transforment en statues de sel. Quelques-uns courent encore, s’arrêtent aussi. Et il ne restera plus, autour de moi, que ce Musée Grévin des Familles où seuls bougent encore quelques visiteurs, quelques transposeurs — quelques artistes.

Ainsi s’accomplit la vraie sélection naturelle.

Philippe Muray, « 14 septembre 1980 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 89.

David Farreny, 2 mars 2015
situation

J’ai la rime – yack et kayak –, il me reste à trouver le lieu et la situation.

Éric Chevillard, « mercredi 10 février 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 9 mars 2016
formule

Le répertoire de répliques et de phrases toutes faites court-circuite notre expérience – la formule l’empêche de se développer selon notre loi propre, elle la confisque, la banalise, fait d’elle une généralité : par sa faute, nous ne vivons jamais rien d’inédit (et c’est pourquoi il faut écrire).

Éric Chevillard, « mercredi 16 mai 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024

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